https://www.terraeco.net/spip.php?article15461
« Le regard sur les gros évolue »
mercredi, 26 janvier 2011 / Emmanuelle Vibert

Jean-Pierre Poulain, auteur de « Sociologie de l’obésité », analyse les pièges de la stigmatisation.

Terra eco : La stigmatisation des personnes obèses constitue l’une de leurs principales souffrances. Quelle forme prend-elle aujourd’hui ?

Jean-Pierre Poulain : Le concept sociologique de la stigmatisation correspond à un processus très précis, forgé par le sociologue Erving Goffman qui a travaillé sur l’univers psychiatrique. Une personne est désignée comme « déviante » – folle ou trop grosse –, puis elle est réduite à cela. On la traite alors différemment des autres, ce statut justifie des discriminations sociales. Enfin, la victime intériorise la dévalorisation et finit par considérer ce qui lui est infligé comme normal et le piège se referme sur elle. L’obésité est l’une des formes de stigmatisation les plus complexes car les « stigmatiseurs » ont bonne conscience. Ils sont d’ailleurs présents au sein même du corps médical.

Pourquoi est-ce essentiel de lutter contre cette stigmatisation ?

D’abord pour une raison éthique. Ensuite parce que c’est un facteur aggravant. Une fois l’obésité installée, la stigmatisation enferme dans un cercle vicieux : on est désocialisé, ce qui pousse à manger encore plus, etc. Enfin parce qu’elle a des effets anticipatoires. La vision qu’on a de ce gros est tellement horrible que certaines personnes sont prêtes à faire n’importe quoi pour ne pas le devenir. C’est l’autre face de l’obésité : la recherche obsessionnelle de minceur.

Et en pratique ?

On est sur le fil du rasoir. En France, il y a d’un côté, 14 millions de personnes qui auraient de bonnes raisons, sur des critères médicaux, de perdre du poids, et de l’autre, 11 millions d’individus en surpoids ou minces, mais qui désirent cependant mincir. Comment être entendu par les premiers, mais pas par les seconds ? Les sciences sociales peuvent être utiles, en définissant précisément les déterminants sociaux, les différents types de populations touchées, afin d’adapter le discours à chacune d’entre elles. Par exemple, pour s’adresser aux personnes en précarisation, on pourrait répondre à la question : comment continuer à manger correctement avec un budget qui se réduit ?

L’image des personnes en surpoids évolue aujourd’hui grâce, notamment, à des personnalités comme Beth Ditto du groupe Gossip. Qu’en pensez-vous ?

Il existe un courant, lié au mouvement lesbien, qui voit l’obésité comme un refus d’entrer dans les canons esthétiques revendiqués par les hommes. Il y a, par ailleurs, aux Etats-Unis, des mouvements de « fat acceptance », ou « size acceptance » qui fonctionnent sur le modèle du communautarisme, où l’on parle du « coming out » de l’obèse, du fait de s’assumer et de se faire reconnaître comme tel. On peut supposer que le succès de Beth Ditto est dans ce sillage. Peut-être est-ce aussi un des signes positifs qui montrent que le regard sur les gros évolue en ce moment. Il y a un certain temps, être gros à la télé n’avait pas d’importance, à condition d’être un homme, rappelons-nous de Léon Zitrone. Puis, pendant toute une période, les gros ont été exclus du petit écran. Aujourd’hui, ils ont ici et là leur place et pas toujours dans le rôle du méchant ridicule. Songez à Luce, la gagnante 2010 de la Nouvelle Star, par exemple.

Cela peut-il avoir un rôle positif dans la lutte contre la stigmatisation ?

Oui, même si c’est secondaire. Le plus grand piège de la stigmatisation est de penser que celle-ci est utile et que si elle n’était pas là, les gens se laisseraient aller. —

AUTRES IMAGES

JPEG - 10 ko
180 x 120 pixels