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Tunisiens, à nous de jouer
vendredi, 21 janvier 2011 / Hasni /

Administrateur du site Internet Le Réveil tunisien

Ne pas se reposer sur les épaules d’un nouvel homme providentiel, imaginer demain, ouvrir tous les chantiers. Voilà le cri du cœur d’un cyber-activiste tunisien historique.

Je crois que nous sommes arrivés à un tournant où nous n’avons plus le droit de nous plaindre ou de demander. Nous sommes arrivés à un moment où il faut faire les choses, les créer, les diffuser. Par nous-mêmes, avec nos moyens. Je parle de l’information, d’abord. Le Net était un refuge, celui des opposants et des cyber-activistes. Combien ? Quelques centaines tout au plus. Aujourd’hui, il compte près de 10 000 000 d’opposants et de cyber-activistes. Ce n’est plus la dénonciation d’une dictature, c’est un tsunami de vidéos, harangues en veux-tu, en voilà. C’est un joyeux bordel où chacun y va de son film, de son appel à la protestation, de l’expression de ses vingt-trois années de frustration. Sans prendre vraiment la mesure du tournant historique qui est là.

Il n’y aura pas d’homme ou de femme providentiel pour organiser tout cela, pour dire comment réorganiser le corps administratif, le corps policier, etc. Pour dire comment adapter notre Constitution, pour aller mieux demain. Comment la jeter à la poubelle pour une nouvelle constituante. Personne ne nous dira quel régime est le meilleur pour nous : parlementaire ? Présidentiel ? Présidentialiste ? Et j’en passe. Personne ne le fera, et c’est tant mieux, parce qu’un homme ou une femme providentiel pourrait bien vite se transformer en homme ou femme… présidentiel. Nous avons voulu une démocratie, le peuple s’est révolté contre une dictature, et le peuple doit aujourd’hui construire son pouvoir, ses institutions, ses associations, son information, en bref, sa liberté. Confier à nouveau ce pouvoir dans les mains uniques d’un « guide » signifie signer un chèque en blanc sur le compte de notre liberté. Ça signifie aussi donner le pouvoir sur nous tous à une seule opinion qui, pour bonne qu’elle soit, ne sera jamais représentative de toutes les tendances et opinions tunisiennes. La démocratie, c’est avoir une opinion, et aussi laisser la place pour celle des autres. C’est participer et faire participer.

C’est à nous tous de le faire. C’est à nous tous de créer demain et d’arrêter de croire qu’il n’y a qu’à demander pour être servi, pour être assisté. Nous devons imaginer demain et c’est dans ce demain que l’on doit aujourd’hui se projeter.

Le gouvernement provisoire est un mauvais gouvernement et il n’y aura pas de gouvernement provisoire idéal. Mais celui-ci gère les choses comme l’opposition les a toujours gérées, avec un train de retard. On accepte des postes puis on démissionne, car le mouvement populaire nous y contraint. On accepte des postes mais comme la rue gronde, on révise son jugement et on menace de démissionner si le RCD (Le Rassemblement constitutionnel démocratique est le parti anciennement hégémonique de l’ancien président Ben Ali, ndlr) est encore au pouvoir. Le Premier ministre démissionne du RCD alors qu’il est trop tard. Le RCD exclut le tyran alors que le tyran est déjà en exil depuis trois jours. Ennahda (parti islamiste, ndlr) débarque dans les rues avec du retard (là ce n’est pas grave, c’est juste rigolo mais personne n’ose en rire).

Le parti unique doit être dissout. Mais que cela ne nous empêche pas de jeter dès maintenant les bases de la société tunisienne que nous voulons. Et pour cela, plus de « il n’y a qu’à », « il faut qu’on ». Faisons ! Ce n’est qu’en construisant nous-mêmes les bases de nos futures institutions, par l’association, par l’expression, par l’information telle que nous en rêvons, que la société tunisienne nous ressemblera, et ressemblera à ce que nous sommes tous.

Il y a des années (c’est le vieux con qui parle), il n’y avait aucune liberté sur le Net et aucun espace d’expression libre. Zouhair (Yahyaoui, ndlr) a créé Tunezine ouvrant la voie à la cyber-dissidence. Il n’y avait pas de journalistes pour faire des articles, des interviews, il n’y avait pas d’analystes pour réfléchir à la situation, pas de juristes pour démontrer les procès truqués, pas de graphistes ou de dessinateurs. Et bien quoi ? Tout a été créé à partir de rien, sans autre moyen que la volonté de faire et la détermination qu’un jour cela sera possible.

Au milieu de la révolution, je me suis mis à relire les travaux de Tunezine. Quand quelques internautes réfléchissaient à comment unir l’opposition interdite pour qu’elle soit plus forte et qu’elle s’ancre dans son temps et les moyens de communication. Comment organiser des centres d’études, des laboratoires d’idées. Comment trouver des moyens d’agir sur l’économie par le boycott du tourisme pour frapper la dictature au portefeuille. Des exaltés. Une poignée d’exaltés pour changer la Tunisie et pour imaginer la Tunisie quand elle serait libre. Quelques-uns qui ferraillaient pour leurs idées, pour démontrer qu’elles étaient les meilleures pour la Tunisie. Depuis la gauche jusque la droite en passant par les conservatismes religieux, chacun y allait de ses convictions, de ses chimères ou de ses utopies. Et pourtant… C’était encore des arrestations, des tortures, des censures, des attaques, des insultes, de la morve, du sang et des larmes. Aujourd’hui tout ceci est aussi le passé.

Nous avons tout à inventer. Les partis politiques, l’opposition, la majorité, le régime politique. Mais aussi les syndicats (au pluriel), l’école, la santé, la culture, la solidarité, la justice. Et encore la place des jeunes dans notre société. Eux qui ont montré l’exemple et qui sont l’immense majorité des citoyens. La place des femmes car on a beau louer le modèle tunisien, en la matière il y a encore du chemin à faire pour l’égalité. J’oublie des centaines et des centaines de chantiers, j’en suis sûr. L’environnement en premier lieu, le pillage des ressources naturelles, le massacre des côtes, l’urbanisation incontrôlée, les usines puantes et polluantes, la gestion des déchets, de l’eau, de la voiture. Non j’arrête là, car ces chantiers, ces centaines de chantiers doivent être mis en œuvre avec le plus grand d’entre eux, le chantier de la démocratie. A vous de jouer.

Cet article est originellement paru sur le site du Réveil tunisien.