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Areva et sa fiction nucléaire
lundi, 10 janvier 2011 / Thierry Salomon /

Energéticien. Président de l’association négaWatt.

Continuons à consommer sans inquiétude, comme dansaient les passagers de première classe du « Titanic ». En filigrane, c’est le message transmis par le dernier spot de pub du géant français de l’atome.

Pour les dix ans de sa marque, chouette, Areva a décidé de nous emmener au cinéma pour nous montrer, en 60 secondes top chrono, « la grande épopée de l’énergie ». Un audacieux travelling historique nous transporte depuis les premières voiles gonflées par Eole en Egypte jusqu’à l’hydraulique au Moyen-Age. Les images glissent ensuite à tout allure du 19e siècle, vapeur et charbon, jusqu’au 20e siècle du puits de pétrole et de la station-service, piliers du rêve américain. Musique symphonique de superproduction, travelling saisissant, budget colossal de plus de 15 millions d’euros. Rien ne manque, sauf peut-être Indiana Jones.

Passant symboliquement du passé à l’avenir en franchissant l’écran d’un drive-in, on pénètre enfin dans un paysage idyllique (mer bleue et monts embrumés d’azur) où sont implantés, en bord de mer, les deux réacteurs d’une centrale nucléaire. Curieusement, aucun panache de vapeur, aucune ligne à très haute tension ne vient gâcher le paysage, mais on sent bien que cette centrale n’est pas là comme simple figurante. En mer, encore une centrale, dont les éoliennes sont posées si près des côtes que l’on n’est certainement pas dans la France des ZDE (Zones de développement de l’éolien, ndlr) et du Nimby (la stratégie « Not in my back yard » soit « Pas dans mon arrière-cour » consiste à refuser les nuisances près de chez soi, ndlr) post-Grenelle. Un peu plus loin, une centrale photovoltaïque au sol – encore une centrale – resplendit de tous ses feux.

Enfin, dans les dernières secondes du travelling, le monde merveilleux d’Areva se dévoile : un front de mer façon Rio de Janeiro où, sur les terrasses d’immeubles-tours, une jeunesse aisée danse, insouciante, éclairée en plein jour par de puissants sunlights. Un monde de rêve, de fêtes et de cigales qui dansent tout l’été. Sea, sex and nuke !

Le message est limpide : consommez sans inquiétude, nos centrales nucléaires ronronnent, fournissant le miel énergétique dont rêve l’humanité depuis des millénaires, depuis les tous premiers kWh produits dans l’effort, la sueur et la poussière. Areva, fournisseur officiel de la corne d’abondance. Le modèle énergétique est clair : l’énergie ne peut être que centralisée, le nucléaire-qui-n’émet-pas-de-CO2 a les mêmes vertus que les énergies renouvelables, il est propre sur lui et inépuisable. Pas un mot sur l’envers du décor de cette superproduction : la prédation sur les mines d’uranium, les sous-intérimaires surpressurisés, les risques de prolifération, les déchets enfouis comme des autruches pour les siècles des siècles, les réserves de minerai limitées à quelques décennies, l’accident aux conséquences si incalculables qu’on préfère, justement, ne pas le calculer. Pas un mot sur le démantèlement dont la seule certitude est qu’il sera d’un coût pharaonique. Pas un mot sur tous ces fardeaux pour les générations à venir : ils sont gommés par ce clip habile, saupoudrés des vertes paillettes du développement durable, ce si bel oxymore anesthésiant.

Pas un mot enfin, dans cette « épopée de l’énergie » , sur ce qui est dès à présent, au 21e siècle, notre plus grande réserve d’énergie : le formidable gisement issu du non-gaspillage, de la sobriété et de l’efficacité énergétique. Pas une image sur ce qui devrait être notre véritable futur énergétique : un urbanisme à l’échelle humaine, des productions d’énergies décentralisées fondées sur des flux naturels et non sur les dernières ressources de notre seule planète.

« … En ce sens, ce film est porteur d’enthousiasme et d’humilité » comme ose le dire sans rire le porte-parole du groupe. Le minimum de sagesse et, justement, d’humilité devrait nous imposer une conduite de fourmis prévoyantes et non d’insouciantes cigales dansant sur les toits, comme devaient danser les passagers des premières classes dans le luxueux salon du Titanic. Cette pub subliminale a cependant un mérite, un seul : elle nous démontre que lorsqu’Areva fait son cinéma, elle le fait avec un vrai talent dans la fiction nucléaire.