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Les Japonais ont le blues (suite)
jeudi, 24 février 2005 / Bénédicte Foucher , / Toad

...Parlez du quartier de Sanya à un jeune Japonais : c’est moins la compassion qui se lit dans son regard, que la peur panique d’un avenir incertain, de se retrouver irrémédiablement déclassé. Pourtant, certains d’entre eux ont choisi l’inconfort, comme Kyo, 26 ans, l’allure nonchalante et le cheveu en pétard. Il est un des 2 millions de "freeters" ou "arubetos", ces jeunes qui jonglent entre les boulots d’intérim. Diplômé de Sophia, il a refusé un travail dans une entreprise d’informatique japonaise. "Trop dur." Surtout, il ne peut se résoudre à abandonner le groupe de rock qu’il a fondé à l’université avec cinq amis et qui se produit régulièrement dans les bars. Il exhibe le CD qu’ils ont enregistré et distribuent dans les rues de Shibuya, le quartier "jeune" de Tokyo. "Ca prend pas mal de temps." Pour gagner sa vie, il multiplie les petits boulots : distributeur de prospectus, serveur dans l’un des 50 000 restaurants de Tokyo, vendeur dans les supérettes ouvertes 24 h sur 24...

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Sur l’avenue qui mène au sanctuaire Meiji Jingu de Tokyo, des groupes de musique et de danse cherchent à acquérir une petite notoriété. Parmi eux, de nombreux "freeters" vivent de petits boulots afin d’assouvir leur passion artistique. Photo : Bénédicte Foucher.

Les jeunes veulent un emploi stable

Le phénomène des "freeters" remonte aux années 1980. A l’époque, il s’agissait d’un mode de vie alternatif, du rejet du modèle social symbolisé par les salariés entièrement dévoués à la "Japan Inc". Aujourd’hui, la réalité est plus nuancée. La majorité des jeunes japonais désirent ardemment un emploi stable. "Certes, les jeunes ont légèrement changé leur vision du travail, admet Atsusi Seike. Mais ce changement est dû au contexte économique : les emplois stables sont plus rares, moins intéressants et tout aussi contraignants qu’auparavant. Le sentiment d’insécurité s’est installé." Un job, d’accord, mais pas n’importe quoi. Il doit plaire et permettre de profiter de la vie. "On a vu nos pères rentrer le soir, ivres de fatigue et d’alcool après la tournée des bars entre collègue, poursuit Kyo. Chez eux, ils n’ont pas leur place. Je peux dire qu’à force de ne pas se voir, mes parents sont devenus étrangers l’un à l’autre."
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La sociologue Muriel Jolivet ne peut s’empêcher de voir dans le comportement de ces jeunes, qui, majoritairement, vivent douillettement chez leur parents, une sorte de fuite en avant, une stratégie d’évitement devant la peur panique de l’avenir. "Habitués à être pris en main du berceau jusqu’à la mort, ils doivent aujourd’hui, plus que leurs aînés, décider de leur vie, explique-t-elle. Pas si facile, surtout pour cette génération très gâtée par ses parents, et qui ne dispose pas forcément de toutes les clés." Cette jeunesse déphasée, qui ne voit pas bien quel sens donner à son existence apparaît symptomatique d’un pays qui se cherche, en panne de projet collectif fort.

Le tournant de Kobe

Et pourtant, de cette liberté retrouvée, bon gré mal gré, naissent les prémices de ce que sera peu-être le japon de demain. Avec la crise économique et le tremblement de terre de Kobe en 1995, les Japonais ont redécouvert l’action humanitaire et la vie associative. "Le Japon associatif n’est pas encore un acteur majeur sur la scène mondiale, écrit Jean-Marie Boussiou [1]. Mais dans les régions let les communes de l’Archipel, il a réussi à créer des rapports de force beaucoup plus favorables qu’avant." Les acteurs de cette révolution de velours sont des retraités décidés à faire bouger le pays, des femmes au foyer à la recherche d’un nouveau souffle, des jeunes peu enclins à suivre les pas de leurs pères.
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Suga, 22 ans, est l’un d’entre eux. Chaque vendredi matin, il part avec une ONG distribuer des "bento", des plateaux-repas typiquement japonais, aux SDF de Tokyo. "Je pense que nous devons être plus solidaires, et ne pas nous renfermer sur nos problèmes, explique-t-il. De toute façon on ne peut rien attendre de notre gouvernement. Il faut que les changements viennent de nous." Lui ne se voit pas en salarié et costume sombre. Grand voyageur, ouvert au monde, il se lancerait bien définitivement dans l’humanitaire à la fin de ses études. A l’image de Suga, le Japon invente peut-être, dans la douleur, une nouvelle façon de vivre ensemble.

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