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Les amis de Pierre Rabhi : « Nous, décroissants ? »
lundi, 11 octobre 2010 / Sophie Caillat (Rue89) /

Journaliste à Rue89

Dans l’Ardèche de Pierre Rabhi, on vient se cultiver bio et échanger sur la « sobriété heureuse » auprès des membres de l’association Terre et humanisme. Mais décroissants ? « Non, ce serait de la provocation… » Reportage.

Le petit homme, flottant dans son pantalon à bretelles, entre dans la salle commune, rafraîchie par un puits canadien. Pierre Rabhi a du charisme  ; un silence religieux s’installe quand il commence : « Je ne vais pas encore vous raconter ma vie. » Il est là, à l’aise dans ses sandales, pour parler de « sobriété heureuse », le titre-concept de son dernier livre, Vers la sobriété heureuse, récemment publié chez Actes Sud. Les participants au stage « Cuisine et bien-être » l’écoutent, concentrés.

« Nous préférons parler d’humanisme »

C’était en juillet au Mas de Beaulieu, où l’association Terre et humanisme a établi ses quartiers il y a une douzaine d’années. Au pied d’une colline aride de l’Ardèche, les amis de Pierre Rabhi animent ce lieu d’accueil entouré de 2 500 mètres carrés de jardin potager et expérimental. Ici, on travaille, on pense, on mange, on se lave, on va aux toilettes à la mode écolo. C’est ça, les «  décroissants  »  ? Pierre Mante, président de l’association, s’en défend : « Non, nous ne sommes pas des théoriciens de la décroissance. Nous sommes des praticiens de la sobriété heureuse. Nous préférons parler d’humanisme. Proposer la décroissance au milliard d’individus qui vit sous le seuil de pauvreté, ça serait perçu comme une provocation… »

En 2002, à l’approche de la campagne présidentielle, Pierre Rabhi avait porté les idées de la décroissance sur la place publique. Soutenu par le mouvement du Colibris, il propose un « changement de paradigme ». Le constat, c’est qu’« on ne peut pas appliquer une croissance infinie à une planète aux ressources finies ». Elevé dans le Sahara, entré très jeune en « insurrection personnelle » contre l’usine, Pierre Rabhi est devenu agriculteur et écrivain. Il suggère de ne plus prendre l’économie comme référence, mais la nature et l’être humain. Et de renoncer à la société de consommation « orgiaque ».

« Les gens ont l’impression qu’on les juge »

« Il nous donne l’énergie pour faire des changements dans nos vies », résume Emmanuelle, enseignante dans la Loire et mère de quatre jeunes enfants. En congé parental depuis cinq ans, elle s’est offert une semaine de stage à Terre et humanisme, pour se « faire plaisir » en apprenant à préparer ses bocaux pour l’hiver, ses graines germées, son pain, son kombucha, l’« algue de thé » fermentée.

En attendant de reprendre le « boulot-dodo », Emmanuelle n’est pas là pour changer la société, mais elle veut mettre sa vie un peu plus en accord avec ses convictions : elle n’entre plus dans une grande surface, a oublié télé et portable, se passe de l’avion… « Autour de moi, les gens ont l’impression qu’on s’érige en modèle, qu’on les juge. Alors ça fait du bien de venir ici. »

Entre stagiaires venus de la « vie civile » et les vrais « décroissants » le dialogue est naturel. Ni fatwa ni imprécation, on s’observe, partage ses «  trucs  » pour être plus sobre et plus heureux. Un saucisson posé sur la table vaut une remarque cinglante de la cuisinière végétarienne, à qui il est répondu que ce cochon a été heureux avant d’atterrir dans nos assiettes, puisqu’on connaît son éleveur.

« Arrêter de croire que le temps c’est de l’argent »

Tous les lundis matin, Erik, salarié de l’association, fait visiter le « domaine » aux curieux de passage. Il décrit les grands principes de l’« agroécologie  », cette agriculture respectueuse des écosystèmes. Ça n’a l’air de rien, mais remplacer la facilité de l’engrais chimique par un bon compost est un processus laborieux. « Le label bio européen, avec ses 0,9% d’OGM autorisés, moi j’appelle pas ça du bio », prévient-il. Construire une station de phytoépuration, récupérer les eaux de pluie, ça ne s’improvise pas non plus. Il y a toujours huit à dix bénévoles autour d’Erik pour désherber, pailler, vérifier le compost… L’autonomie a un prix.

Après sa sieste, Erik livre un discours bien rodé sur les avantages de la décroissance, qu’il résume en forme de slogan par « moins de biens, plus de liens » : « J’aimerais une mule à la place de la bagnole. Il est urgent de ralentir, d’arrêter de croire que le temps c’est de l’argent. Dire qu’on va plus vite en voiture, c’est une connerie, car on oublie le temps qu’on a passé à travailler pour payer sa voiture. »

Guitare électrique et énergie solaire : « Tous un peu schizo »

Valo est le jardinier du Mas de Beaulieu. Ce Belge de 45 ans, diplômé des Beaux-Arts, a « décru à zéro dès le départ » : il a fait la manche dans le métro, vécu sur la route, dans un tipi, puis s’est sédentarisé avec sa copine dans une ruine payée 30 000 francs (4570 euros) en 1994. Il se décrit comme « un hurluberlu qui s’amuse bien ». Sans chimie ni nucléaire, il se sent arrivé à une « qualité de vie incroyable ».

Son frigo marche au gaz, son eau vient du ruisseau, son potager le nourrit, il sait tout réparer lui-même, échange son pain maison contre un droit à laver son linge dans la machine du voisin. Et, quand les panneaux solaires sont déchargés, il passe aux bougies. Ce qui l’embête le plus, ce n’est pas de devoir arrêter la guitare électrique quand il y a trop de nuages, mais de toujours être accro à la voiture et aux cigarettes. « On est tous un peu schizo », conclut-il dans un sourire, avant de filer jeter un coup d’œil sur l’ordinateur collectif car « quand même, sur Internet, on trouve toutes les partitions gratuitement  ! ».

« Les gens ont entendu parler de Hulot »

Mule, pain maison, bougie… Ces gens voudraient-ils nous faire revenir quelques siècles en arrière ? Ou sont-ils simplement des citoyens concernés par l’empreinte écologique de la consommation et aspirant à se changer eux-mêmes avant de changer le monde ? Une chose est sûre, l’association a dû, depuis trois ans, s’ouvrir à un public moins radicalement écolo. « Les gens ont entendu parler de Hulot et ont envie d’aller plus loin », explique Virginie, la plus ancienne salariée de Terre et humanisme.

L’Ardèche de Pierre Rabhi voit même passer des gens qui ne connaissent pas sa pensée, « des salariés aisés qui se posent des questions sur leur vie et tapent “stage agriculture bio” sur Internet ». Ils commencent par le potager. « C’est déjà un changement de vie », jure Virginie, puis reviennent pour la cuisine « car se nourrir est devenu une question urgente », et les plus motivés viennent se former à la biodynamie ou à l’apiculture. Signe des temps, les écoles de commerce et patrons d’entreprise sont de plus en plus nombreux à demander Pierre Rabhi en conférence. Pour mieux « manager leur vie ».

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