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Retraites : l’ère de la complexité
mercredi, 22 septembre 2010 / Robert Castel /

Sociologue, directeur d’étude à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS).

Alors que le salariat s’est transformé et que le travail s’accompagne de disparités et d’inégalités nouvelles, une autre vision politique s’impose.

Cette tribune, reproduite avec l’aimable autorisation de son auteur, est parue dans l’édition du 20 juin 2010 du quotidien Le Monde.

La controverse sur la réforme des régimes de retraite ne manque pas de vigueur, mais elle s’est surtout cristallisée sur la question de maintenir ou de prolonger l’âge légal de départ à la retraite à 60 ans. En un sens, il s’agit bien d’un enjeu essentiel, et la détermination des syndicats de salariés et des partis de gauche à s’opposer à cet allongement est, dans l’état actuel des choses, tout à fait justifiée.

Cette mesure va creuser les inégalités entre les différentes catégories de retraités en faisant travailler davantage les parcours professionnels les plus défavorisés pour des pensions médiocres. La gauche, si elle arrive au pouvoir en 2012, se propose de revenir sur cette mesure que l’actuelle majorité va imposer, sauf « sursaut populaire » comme on dit.

Il faudrait qu’elle s’y prépare avec des propositions pour une véritable réforme qui ne consisterait pas en un retour à un âge homogène de départ à la retraite. En fait, il est nécessaire aujourd’hui de repenser complètement cet âge légal de départ.

Cœur de mon argumentation : donner tout son poids à l’extraordinaire diversification-complexification du travail et du salariat qui s’est produite depuis l’instauration du droit à la retraite. C’est une donnée massive, aussi importante que l’allongement de l’espérance de vie que l’on ressasse aujourd’hui sur tous les tons.

Au début du XXe siècle (loi sur les retraites ouvrières et paysannes de 1910), mais encore lorsque notre régime actuel de retraite est instauré en 1945, le salariat est majoritairement le salariat ouvrier exercé sous la forme d’un métier manuel de transformation de la matière.

Cette situation a radicalement changé. Les ouvriers agricoles qui représentent encore à la veille de la seconde guerre mondiale le quart de la population ouvrière ont pratiquement disparu. Le salariat ouvrier est devenu majoritairement un salariat de services plutôt qu’un travail d’exécution. Le nombre des employés dépasse désormais celui des ouvriers.

De nouvelles catégories salariales en rapide expansion assurent la promotion généralisée du salariat : professions intermédiaires, cadres moyens et supérieurs, gonflement de la fonction publique... La donnée sociologique fondamentale depuis une soixantaine d’années est que le salariat a littéralement explosé.

Il en résulte que, si l’on veut intégrer les changements intervenus depuis l’instauration de notre régime de retraite, il faut faire toute sa place à deux nouveautés essentielles. L’une, démographique, est l’allongement de l’espérance de vie.

La retraite est devenue de plus en plus un droit à la vie après le travail et le sera encore un peu plus à l’avenir. Est-ce une raison pour en déduire mécaniquement, comme l’a fait Dominique Strauss-Kahn que « si on arrive à vivre cent ans, on ne va pas avoir la retraite à 60 ans » ?

C’est une extrapolation sommaire qui brouille les cartes en mythologisant la dimension démographique. On pourrait vivre cent ans et être « usé avant l’âge », comme le chantait Jacques Brel à propos des ouvriers du début du XXe siècle dans sa chanson, Pourquoi ont-ils tué Jaurès ?. Parallèlement à la donnée démographique, il faut donner sa place à la reconfiguration complète de la condition de travailleur. Qu’est-ce à dire ?

D’abord prendre vraiment au sérieux le fait qu’il demeure des métiers aussi pénibles, voire plus pénibles ou différemment pénibles que ceux de la première moitié du XXe siècle. Il y a encore des formes de taylorisme ou de néotaylorisme. Le travail, de plus en plus, s’intensifie, produisant le stress et de nouvelles maladies professionnelles. Le nombre croissant de suicides de salariés nous rappelle que le travail peut toujours user et même tuer avant l’âge.

Mais il existe en même temps une large gamme de situations de travail toutes différentes et même opposées. On ne dira pas sans mauvaise fois qu’un cadre bien intégré (il y en a), qu’un chercheur au CNRS ou qu’un grand nombre de fonctionnaires sont épuisés à 60 ans, ni même sans doute à 65 ans et plus. Il y a des métiers qui satisfont et qui valorisent ceux qui les exercent et qui, pour l’entretien de la santé, peuvent valoir un jogging quotidien. Ce sont aussi en général des carrières qui continuent à produire de la richesse économique et sociale jusqu’à un âge avancé.

Ces situations ne sont pas circonscrites aux plus hautes strates de la division du travail. Une part importante des emplois procure des contreparties positives au fait de travailler et ne rendent pas impatient de quitter le monde du travail.

Est-il possible d’objectiver cette diversité des situations de travail afin d’évaluer la qualité des emplois en fonction de l’ensemble des facteurs qui produisent la pénibilité, mais tout autant à l’inverse la satisfaction et la valorisation du travail en termes de rémunération, de reconnaissance sociale, de garanties de sécurité et de protections attachées à l’emploi... ?

Cette entreprise est engagée. Des négociations paritaires sur la pénibilité du travail ont abouti en 2003 à la reconnaissance de « carrières longues » permettant à des salariés entrés très tôt sur le marché du travail de faire valoir leur droit à la retraite avant 60 ans. Cependant la thématique de la pénibilité ainsi conçue est beaucoup trop restrictive. Il faut avoir l’ambition de prendre en compte l’ensemble des emplois en fonction d’un ensemble de facteurs déterminant la capacité ou l’incapacité des travailleurs à assumer leur tâche.

Il faudrait ainsi redéfinir et élargir la gamme des activités actuellement étiquetées de « carrière longue » que l’on qualifierait plus justement de trajectoires professionnelles à risques et qui ne relèvent pas seulement de la pénibilité physique et ne concernent pas seulement les travaux sous-qualifiés. On peut aussi identifier des trajectoires professionnelles que l’on pourrait qualifier de médianes par rapport aux investissements requis et aux bénéfices tirés du travail.

Il existe aussi un large bloc de carrières qui font du travail une activité globalement positive et valorisée pour elle-même. A ces différences coûts-bénéfices dans l’exercice du travail peuvent correspondre des âges légaux différents pour faire valoir le droit à la retraite.

L’âge légal du départ à la retraite est ainsi repensé selon un principe de justice qui tient compte de ce qu’est vraiment le travail pour celui qui travaille. Pour le dire d’une manière un peu provocatrice, l’âge légal le plus équitable pour un tel départ pourrait s’échelonner entre 50 et 70 ans - en tout cas varier de façon très significative en fonction des contraintes et des gratifications attachées à l’emploi et qui dépendent du contenu du travail.

L’âge n’est pas la variable fondamentale pour définir la durée du travail. L’homogénéisation par l’âge fonctionne plutôt comme un paravent qui dissimule une foule de disparités et d’injustices.

La mise en œuvre d’une telle réforme relève évidemment de la négociation collective. Il appartient à un pouvoir politique soucieux de l’intérêt général de l’impulser et de la faire aboutir dans le cadre d’un dialogue social avec l’ensemble des partenaires sociaux.

L’enjeu, c’est de maintenir et de renforcer en le redéployant dans les conditions d’aujourd’hui ce qui fait du droit à la retraite un droit fondamental. Le travailleur a gagné sa retraite par son travail, la retraite est un salaire indirect. Il y a ainsi une relation organique entre le travail effectué et le droit à la retraite : ce droit reconnaît la dignité du travailleur en tant que producteur de la richesse sociale.

Il en résulte que la retraite doit assurer, de droit, un socle de ressources suffisant pour que l’ancien travailleur et ses ayants droit puissent mener une vie décente. C’est le premier principe qui doit commander la réforme du régime des retraites.

Mais cette liaison organique travail effectué-droit à la retraite implique aussi, deuxièmement, que les carrières professionnelles diversifiées doivent produire de plein droit l’accès à l’intégralité de la retraite, tantôt avant 60 ans, tantôt à 60 ans et tantôt après 60 ans en fonction de ce que le travail a fait du travailleur et de ce que le travailleur a fait pour la société.

C’est la voie pour surmonter les impasses actuelles du financement des régimes de retraite : travailleraient plus longtemps et cotiseraient davantage ceux et celles qui ont bénéficié le plus du travail - et d’ailleurs le plus souvent, ils le désirent.

C’est aussi la manière équitable d’affronter les questions brûlantes que les actuelles propositions de réforme occultent, le statut des régimes spéciaux et la nécessaire mise en convergence des retraites du service public et du secteur privé. Ces différences de traitement seraient légitimées ou supprimées en toute justice selon le redéploiement de la nature des emplois fondé sur ce qu’est devenu le travail aujourd’hui.

Cette consolidation du pacte social que représentent les régimes de retraite relève de la volonté politique et du rapport de forces entre les partenaires sociaux. C’est dire que la partie n’est pas gagnée. Mais qu’il faille mobiliser beaucoup de temps et d’énergie pour parvenir à un consensus n’est pas une objection rédhibitoire.

La question des retraites est celle de la maîtrise de l’avenir et la réforme nécessaire des régimes actuels va largement commander, pour le meilleur ou pour le pire, la condition des travailleurs pour le demi-siècle à venir. Le temps passé pour la traiter avec détermination dans un esprit de justice sociale ne serait pas du temps perdu.


Robert Castel, directeur d’études à l’EHESS (l’École des hautes études en sciences sociales), est l’une des grandes figures de la sociologie française. Il est notamment l’auteur des « Métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat (1995) », considéré comme un ouvrage de référence sur la fracture sociale.


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