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2000 ans de délocalisations
jeudi, 6 janvier 2005 / Aurélie PIEL , / Toad , / Capucine Cousin

Difficile de remonter aux origines exactes de la délocalisation. Difficile de dater la naissance d’un phénomène qui a pris, à l’échelle nationale comme internationale, une réelle ampleur ces dernières années. D’un historien économique à l’autre, les thèses n’ont de cesse de varier. D’une thèse à l’autre, la chronologie d’osciller. Voyage dans le temps... et dans un embrouillamini historique.

Colbert a-t-il inventé la délocalisation ? Dès 1664, il s’essaie en tout cas à l’espionnage industriel, faisant venir des verriers de Venise et leur savoir-faire - la fabrication des miroirs de grande dimension - à la manufacture de Saint-Gobain, alors fleuron national. "Un tour de force, puisqu’ils encouraient la peine de mort pour avoir divulgué leur savoir. Leur retour était impossible. Ils ont dû rester en France", relate Serge Chassagne, historien enseignant à Lyon II. En plein mercantilisme, l’Etat français teste donc les prémices de la délocalisation, débauchant des personnes compétentes issues d’autres pays pour créer des entreprises ou activités stratégiques.

Au fil des siècles, la technique n’a guère changé. Si ce n’est qu’elle s’est amplifiée. Aujourd’hui une lapalissade dans le débat public, la délocalisation industrielle incarne depuis les années 1990 les effets destructeurs du capitalisme débridé, suscite les craintes des élus et des salariés et cristallise les mouvements altermondialistes. Avec des fermetures retentissantes de sites industriels tels que Métaleurop, Alcatel, Moulinex, Pechiney, Alstom ou Daewoo. Mais depuis quand l’industrie a-t-elle recours cette "recette" ?

Origines incertaines

Tout commence en fait lors de la proto-délocalisation. Une étape qui ne manque pas de susciter des désaccords. Selon Dominique Barjot, directeur du département des Sciences et de l’Homme au ministère de la Recherche, et enseignant d’histoire économique à Paris IV, "les délocalisations, sous forme de déplacements de marchés et d’activités, existent depuis très longtemps, mais s’opéraient moins vite. Elles apparaissent avec l’activité marchande. Dès qu’il y a économie marchande, il y a déplacement de la demande". Ainsi au Ier siècle après Jésus-Christ lors de l’époque hellénistique, Rome "se vide de ses activités productives, comme la fabrication d’amphores ou de céramiques, au profit de la Gaule, de l’Espagne, puis de l’Orient et de l’Afrique".

Mais si on peut effectivement observer des traces de délocalisation durant l’Antiquité, cette "tactique" industrielle naît réellement au cours des XVIIe et XVIIIe siècles. Et là, les thèses varient. Celle défendue par Tristan Gaston-Breton, consultant en histoire des entreprises et enseignant à Paris I, n’en finit pas d’attiser la querelle. Le putting-out system, apparu fin XVIIe-début XVIIIe, serait l’ancêtre de la délocalisation. Ce processus a permis à certains "marchands-entrepreneurs de divers secteurs, et plus particulièrement le textile, de faire travailler des artisans ruraux peu exigeants, à leur propre domicile." L’intérêt ? Des coûts de main-d’œuvre beaucoup moins élevés et l’affranchissement de certaines contraintes qu’imposent les corporations aux artisans urbains.

Mais cette thèse est "trop simpliste" aux yeux de Denis Woronoff, professeur à Paris I. "Hormis pour le textile, on ne peut valider ce système de ruralisation d’activités urbaines. Les marchands délocalisaient juste une partie d’une activité, à une dizaine de kilomètres, puis récupéraient la production pour la revendre". Pas tout à fait de la délocalisation donc. Tristan Gaston-Breton, lui-même, reconnaît que le putting-out system n’a pas un caractère international et qu’aucun investissement direct n’est réalisé dans les appareils de production.

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Ford "Vedette" construite uniquement en France. Douarnenez (Finistère), 1958. © LAPI / Roger-Viollet

Renault en Russie dès 1905

C’est vers 1880 que la délocalisation acquiert une dimension internationale. Car en pleine Révolution industrielle, le paysage économique se retrouve chamboulé. Concurrence accrue, conquête de nouveaux marchés, barrières douanières que l’on contourne par l’installation d’usines au coeur des pays les plus protectionnistes. Pour les premières entreprises industrielles multinationales, le b.a.ba du management s’impose. Il s’agit de maîtriser les coûts de production, avec des usines ouvertes dans les pays aux meilleurs coûts de revient, pour réimporter des produits à bas prix dans le pays d’origine de l’entreprise, et parallèlement développer les exportations.

Autre "outil" providentiel : les colonies. Elles permettent aux puissances occidentales d’accéder aux matières premières à prix réduits, et d’exploiter une main d’œuvre bon marché sur place à des coûts défiant toute concurrence. Ce sont les prémices de la sous-traitance. L’économie des colonies françaises, par exemple, s’organise en fonction des besoins de la métropole. Ainsi, à l’aube du XXe siècle, la Martinique devient par exemple le premier producteur de rhum du monde, notamment suite aux ravages du phylloxera. La morue de Saint-Pierre-et-Miquelon est quant à elle pêchée et préparée soit par des pêcheurs venant de France, soit par des pêcheurs résidents, c’est-à-dire habitant la colonie.

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Ford "Vedette" construite uniquement en France. Douarnenez (Finistère), 1958. © LAPI / Roger-Viollet
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Montataire (Oise). Lignes de cisaillage de l’usine sidérurgique Usinor. 1951. © Boyer / Roger-Viollet
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