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Savon de Marseille : appellation d’origine incontrôlée
mercredi, 25 août 2010 / Cécile Cazenave

Hérésie ! Aujourd’hui, le cube blanc est aussi phocéen que la tour Eiffel. En tout cas, rien n’empêche ses fabricants de s’installer loin des calanques. Ni même d’utiliser le suif dans sa composition. Un conseil : penchez-vous avec attention sur son étiquette.

A l’entrée du quartier du Panier, à Marseille, les cubes s’empilent dans une boutique au design dernier cri. Des clientes anglaises et japonaises hésitent entre un savon vert de 300 g, son homologue blanc de 600 g, le pain parfumé à la mûre ou la savonnette à la figue. Ici, c’est un peu l’épicerie fine du savon de Marseille. Ce qui fait beaucoup rire grand-père, qui habite de l’autre côté du Vieux-Port. Lui se souvient que son aïeul, voulant économiser l’huile d’olive en temps de guerre, avait un peu trop forcé sur la soude, l’autre ingrédient indispensable. Son savon de Marseille maison décapait les slips mieux qu’au pressing. Entre grand-père et la cliente japonaise s’est glissée une vague bio, naturelle et tendance. Chez les bobos, le savon de Marseille est passé du statut « savon de ménage », au « top de la toilette saine ». Belle réussite marketing.

« Le problème, c’est qu’il est trop souvent imité. L’appellation n’est pas protégée. A vrai dire, on peut en fabriquer n’importe où ! », assène Patrick Boulanger, historien spécialiste du savon à la Chambre de commerce et d’industrie de Marseille. Bonne mère ! Le fameux cube ne serait pas forcément un produit de terroir ? Depuis 2003, un code de fabrication existe, validé par la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes. Il correspond à un procédé de saponification dit « marseillais », basé sur quatre étapes historiques. « Il garantit surtout 63 % de corps gras en phase cristalline, ce qui élimine les savons moins riches en matières nobles », explique Alain de Cordemoy, président de l’Association française des industries de la détergence, de l’entretien et des produits d’hygiène industrielle (Afise). Mais nul besoin d’être à moins de 50 km de Notre-Dame-de-la-Garde pour le fabriquer. Quant à la définition des matières premières, c’est la pomme de discorde.

« Hypocrisie marketing »

Pour l’historien Patrick Boulanger, la noblesse du savon de Marseille tient à son histoire. Au fil du temps, les Marseillais ont en effet mis au point un savon dont des huiles végétales en provenance du port – coprah (l’amande de coco) et palme – et locales – grignons d’olives, des rebuts de la production d’huile – remplaçaient la graisse animale, le suif. Le code de 2003, lui, autorise le suif. Les adeptes d’un savon 100 % végétal considèrent donc que le code leur savonne la planche. « C’est de l’hypocrisie marketing : en Europe, on a toujours utilisé du suif », répond Yvan Cavelier, dirigeant de la Savonnerie de l’Atlantique, près de Nantes. Celle-ci, l’une des dernières savonneries industrielles françaises, produit 6 000 tonnes de savon de Marseille par an, vendues sous marques de distributeurs, dans la majorité des enseignes, comme Auchan, Carrefour ou Leader Price. Les corps gras utilisés sont, à 17 %, de l’huile de coprah philippine et à 83 % du suif. « Ce produit est parfaitement traçable. Les vaches viennent du grand Ouest : en termes de développement durable, ça compte », souligne Yvan Cavelier avant d’enfoncer le clou : « Au moins, nous sommes de vrais savonniers : on ne se contente pas de mouler des copeaux venus d’Asie ».

Un produit « so frenchy »

Impossible d’obtenir des chiffres de production française de savon de Marseille. A l’Afise, le représentant des fabricants de produits détergents et d’entretien, on indique seulement que la commercialisation de savon « de ménage » en France représente 80 millions d’euros dont « 80 % pour du savon de Marseille ». Chez les mastodontes du secteur, le secret est de mise. Le groupe Henkel – « Le Chat, savon de Marseille » – explique du bout des lèvres le fabriquer en Allemagne et refuse de communiquer les quantités d’huiles utilisées. Le groupe Vendôme, filiale de l’Américain Johnson & Johnson, – « Le Petit Marseillais » –, reste muet. Les spécialistes affirment qu’il n’est pas rare que les savons aient beaucoup voyagé avant d’atterrir sur les marchés de la Canebière elle-même. Alors que les cubes certifiés « authentiques » pullulent, l’historien Patrick Boulanger est formel : il n’existe plus que deux savonneries à Marseille. L’une, le Sérail, fabrique ses produits de façon artisanale. L’autre, la Compagnie des savons de Marseille, est passée à un procédé industriel et 6 000 tonnes de savon sortent de ses chaînes chaque année, dont 60 % sont exportés. Une partie, avec un beau packaging, est vendue comme produit d’hygiène so frenchy vers les Etats-Unis ou Hong Kong ; l’autre est empilée en palettes et envoyée en Afrique noire où l’on s’en sert toujours pour laver le linge.

Les cubes qui restent en France, eux, souffrent de la concurrence. « Nos cubes de 300 g se retrouvent à côté de cubes asiatiques vendus deux fois moins cher. En rayon, le consommateur n’a aucun moyen de comprendre la différence entre les produits », déplore Emilie Lesbros, de la Compagnie des savons de Marseille. Les derniers savonniers marseillais tentent de mettre en place une labellisation, une sorte de made in Marseille qui, à défaut de protéger un nom, devenu commun, ancrerait un peu plus le savon de Marseille dans le Vieux-Port. —

- Le site de La Compagnie du savon de Marseille (usine, musée et bientôt boutique)

- Le site de La fabrique Le Sérail

- Le site de La boutique de la Compagnie de Provence

- Le site de La Savonnerie de l’Atlantique