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« Parler de différence entre l’homme et l’animal est nocif »
mercredi, 25 août 2010 / Julie Majerczak

SERIE : QUEL AVENIR POUR LA BIODIVERSITE ? 4/5 Sur Terre, les humains vivent avec des tiques, des abeilles, des bonobos, des veaux. Et penser les uns sans les autres est une absurdité. C’est la certitude de la philosophe Vinciane Despret, qui étudie depuis des années cet équilibre entre êtres vivants, notamment auprès d’éleveurs bio.

Des rats qui rient. Des chimpanzés en deuil, qui observent une minute de silence. Des corbeaux qui mentent. A chaque fois que l’on cherche le « propre de l’homme », on trouve des animaux qui le partagent. La frontière du monde d’avant – avec l’homme, être supérieur doté de raison, et les animaux, êtres primaires prisonniers de leur instinct – se brouille. La division qui légitimait la domination et l’exploitation des premiers sur les seconds est de plus en plus questionnée. En y regardant de plus près, ou plutôt différemment, la philosophe et psychologue belge Vinciane Despret montre que nous avons sans doute fait fausse route. En associant psychologie humaine, philosophie des sciences et éthologie (science des comportements des animaux), elle ne cesse d’interroger nos choix théoriques et leurs conséquences politiques. Et invite à répondre à une question : avec qui voulons-nous vivre et comment ?

Ces dernières années, s’interroger sur la spécificité de l’homme par rapport à l’animal est à la mode. La liste des différences qui n’en sont plus ne cesse de s’allonger. L’homme ne serait donc pas un être à part ?

Quand j’ai écrit Etre bête, c’était justement pour en finir avec cette question de la supériorité de l’homme. En général, ceux qui parlent du rapport entre l’homme et l’animal connaissent très peu de choses sur les animaux. D’où mon idée d’aller interroger les éleveurs qui vivent au quotidien avec eux pour voir si cette interrogation leur semblait pertinente. Pour moi, la question de la supériorité ou de la différence avec l’animal est un non-sens. Vous ne pouvez pas prendre deux collectifs aussi vastes et aussi différenciés : l’homme d’un côté et les animaux de l’autre. Vous parlez de qui ? De l’abeille ? Du rat ? Du chien ? Comparer un petit collectif de quelques milliards d’êtres et un immense collectif de toutes les espèces possibles et imaginables qui vont de la tique, aveugle et sourde, au bonobo, altruiste, est totalement irrationnel. Pour savoir si je me sens différente, il faut qu’on me dise de quel animal on parle. Si c’est de la tique ? Oui, très différente. Mais « les animaux », cela n’existe pas, c’est une dénomination commode pour mettre tous les êtres qui ne sont pas des humains dans le même panier. Et justifier un statut privilégié qui autorise la violence envers eux.

Si je continue sur cette voie, je dirais même que la dénomination « homme » est problématique. Il y a un appel à un universel qui est beaucoup trop vite construit. Et en tant que femme, je ne peux pas adhérer aux universels construits en l’absence d’une partie du collectif et où quelques-uns s’arrogent le droit de dire qui nous sommes : la définition de l’humanité reste celle de l’homme rationnel et occidental. C’est mon féminisme qui parle, mais il est extrêmement articulé à ma posture vis-à-vis des animaux. En fait, je trouve cette question de la différence entre l’homme et les animaux ennuyeuse, inutile et même nocive. Cette construction, je ne peux même pas la contester en disant, par exemple : « Regardez, les singes ont la conscience d’eux-mêmes », car ce serait déjà lui donner raison. Ce que je peux faire, c’est constater qu’elle est en rediscussion et qu’il existe des tensions remettant en cause cette supériorité de l’homme.

Si les veaux tissent entre eux des relations d’amitié dès le plus jeune âge et si les vaches pleurent, faut-il cesser de les manger ?

Personnellement, je mange de la viande. Je ne dis pas que cela ne me cause pas de souci. Mais Donna Haraway, philosophe et biologiste américaine, exprime quelque chose de très juste. Elle dit qu’imaginer une vie dans laquelle il n’y aurait aucune forme d’exploitation des êtres par les autres, ce n’est pas la vie. Seuls les cailloux n’exploitent personne. Au nom de quoi voudrions-nous être absolument innocents ? Les éleveurs disent : « On en a toujours mangé. » Moi, je ne peux utiliser cet argument. Je ne pense pas que le recours à l’instinct puisse donner une réponse sur ce qu’il faut faire. Cela explique ce qui s’est fait auparavant, mais ne dit pas ce que vous devez faire. Et puis, en tant que femme, le « on l’a toujours fait », je ne vais surtout pas l’utiliser, sinon je serais toujours en train de laver des casseroles au fond de ma cuisine. Il n’y aurait pas eu de libération de la femme si nos grands-mères n’avaient pas dit : « On l’a toujours fait, mais ce n’est pas pour cela que c’est juste. »

Mais comment justifier que l’on mange de la viande ?

On ne peut pas le justifier, mais ce n’est pas une raison pour l’interdire. La première chose à faire, c’est de récuser l’idée que certains êtres sont tuables a priori. Le « tu ne tueras point » est en fait une injonction terrible parce qu’il sous-entend : « tu ne peux pas tuer un autre être humain, mais tu peux tuer tout le reste. » Autrement dit, c’est le droit de tuer tous les animaux de la terre. C’est une injonction d’une violence extrême. Manger ou non des animaux est une question qui doit se poser encore et encore. Car si nous mangions moins de viande ou si la viande devenait une denrée rare, nous referions attention au goût, nos élevages seraient de plus petite taille, les animaux y mèneraient une existence meilleure et la viande gagnerait en qualité.

Comment expliquer que l’espèce humaine soit capable de choyer chiens et chats au-delà du raisonnable et, parallèlement, de faire subir les pires conditions d’élevage et d’abattage aux moutons et aux cochons ?

Le philosophe chinois Mencius (1) raconte l’histoire d’un empereur à qui on apporte un mouton devant être sacrifié. Ayant vu l’animal, il refuse qu’il soit tué. Mencius en tire la conclusion que la vision de l’animal suscite la pitié. Il est plus difficile de se montrer indifférent aux animaux que l’on voit physiquement. Les chiens vivent avec nous, pas les animaux d’élevage. Ces derniers sont invisibles ; on ne les voit que dans nos assiettes sous forme de steaks. Les mouvements de protection des animaux l’ont bien compris : quand ils lancent une campagne, leur premier réflexe, c’est d’envoyer une photo. Pour rendre visible, pour susciter quelque chose de plus personnel, pour montrer que cette bête est un être vivant et non une chose. Le sort des animaux d’élevage est lié à leur invisibilité. Nous les avons rendus invisibles avec la production industrielle, et ce n’est pas innocent. Ce que nous souhaitons savoir d’eux se résume à des préoccupations hygiénistes, à une obsession de traçabilité. La tragédie, c’est que non seulement cela donne des bêtes malheureuses, mais aussi des gens malheureux. Faire souffrir un animal ne peut laisser intact celui qui le fait souffrir. Au contraire, quand je suis allée interroger des éleveurs bio, j’ai entendu des rapports personnalisés, j’ai vu la dignité de l’éleveur et des animaux heureux.

Certains pays, comme l’Espagne, reconnaissent des droits aux animaux. Faut-il suivre leur exemple ?

Au départ, je trouvais que l’idée n’était pas mauvaise. Mais à la réflexion, je me suis rendu compte qu’on légitimait à nouveau le « tu ne tueras point ». On parle des droits des animaux, mais, en fait, il s’agit d’accorder des droits à telle ou telle espèce. Or donner un droit aux grands singes, par exemple, c’est dire : « Dorénavant, il y aura quelques animaux, en plus des être humains, qui auront le droit de ne pas être tués, le droit à la protection. Et, a contrario, on pourra tuer les autres. » Passer par le législatif pour améliorer notre cohabitation avec les animaux et exercer une forme de contrainte, pourquoi pas ? Mais accorder des droits généraux ne me semble pas être la solution pour changer notre rapport aux animaux.

17 291 espèces – sur 47 677 répertoriées – seraient menacées de disparition. D’autres, comme le loup, sont indésirables. L’homme peut-il choisir d’en protéger certaines ? Comment et sur quels critères ?

Je suis chercheuse, je ne vais donc pas donner une position sur ce qu’il faut faire. Comme l’explique très bien Isabelle Mauz, ingénieure-chercheuse au Cemagref (2), la protection se fait presque toujours parce qu’un petit groupe va s’émouvoir. Ce sont les chamois dans les montagnes de mon grand-père, les marmottes de la maison de mon enfance… Chaque fois qu’un animal est protégé, c’est parce que des gens se sont mobilisés car cet animal-là est important pour eux. Et souvent, ce sont des raisons affectives qui priment. Pour moi, ce sont d’excellents motifs parce que cela fonctionne bien. Quand des gens se mettent ensemble pour sauver un animal, cela remet du lien dans le social. Si nous voulions une protection rationnelle et rigoureuse, nous procéderions différemment : nous protégerions des espèces forcément situées à un niveau crucial de la chaîne. Mais ce sont des processus si difficiles à faire émerger, qui demandent tant d’efforts… Si l’on veut leur donner le maximum de chances, il vaut mieux les laisser émerger spontanément. Si on veut penser l’animal, il ne faut jamais cesser de le penser avec l’humain. Vouloir protéger les loups sans tenir compte de l’avis des bergers est une démarche vouée à l’échec. Et si on veut penser l’humain, il est temps de le penser comme inséparablement lié au fait de vivre avec des animaux. Nous sommes vraiment dépendants de certaines espèces. Ainsi, on sait que si les abeilles s’en vont, nous sommes cuits. Il faut absolument commencer à penser les êtres ensembles. —

(1) Philosophe confucéen -370 av. JC ; -290 av. JC.

(2) Institut de recherche en sciences et technologies pour l’environnement.


VINCIANE DESPRET

Chercheuse au département de philosophie de l’université de Liège (Belgique), mais aussi à l’Université libre de Bruxelles.

1959 Naissance à Bruxelles

1983 Termine ses études de philosophie et se retrouve au chômage

1988 Elle se tourne vers l’éthologie et décroche – paradoxalement – en 1991 un poste au département de… philosophie de l’université de Liège

1997 Thèse de doctorat : « Savoir des passions, passion des savoirs »

2007 Commissaire scientifique de l’exposition « Bêtes et hommes », à la Grande halle de La Villette, à Paris

2008 Reçoit le prix des humanités scientifiques de Sciences Po Paris.

- « Bêtes et Hommes », Vinciane Despret (Gallimard, 2007)

- « Etre bête », Vinciane Despret et Jocelyne Porcher (Actes Sud, 2007)

- « Comprendre l’homme à partir de l’animal ? », Vinciane Despret (« Revue Pouvoirs », novembre 2009)

- « Intelligence des animaux. La réponse dépend de la question », Vinciane Despret (« Revue Esprit », Juin 2010)

- « Au temps des catastrophes », Isabelle Stengers (La Découverte, 2008)

- « L’animal singulier », Dominique Lestel (Seuil, 2004)

- « La fin de l’exception humaine », Jean-Marie Schaeffer (Gallimard, 2007)

- « Le Silence des bêtes », Elisabeth de Fontenay (Fayard, 1999)


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