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Economie de la biodiversité, biodiversité de l’économie
lundi, 21 juin 2010 / Eloi Laurent /

Éloi Laurent est économiste senior à l’OFCE/Sciences Po et enseignant à l’université Stanford (Etats-Unis).

Par Éloi Laurent, économiste et conseiller scientifique à l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE, le centre de recherche en économie de Sciences-Po) et professeur invité à l’université Stanford.

A moins d’être un lémurien occupé à survivre dans ce qui reste de forêt à Madagascar ou un pélican brun englué dans le golfe du Mexique, on sait que 2010 a été décrétée « année de la biodiversité » par les Nations unies. La fête est lugubre à souhait, et pour cause : nous allons dans le sens rigoureusement inverse à l’engagement pris en 2002 par les 193 parties à la Convention sur la diversité biologique de réduire « de manière significative » le taux de perte de biodiversité « au plan global, régional et national » d’ici à la fin de la décennie. Alors comment sauver la biodiversité de notre bio-perversité ?

Le Millenium Ecosystems Assessment, sorte de recensement écologique global qui a conclu en 2005 à la dégradation de 60% des écosystèmes de la planète, témoigne de la montée en puissance d’une idée simple et forte : pour enrayer la destruction de la biodiversité, il faut en révéler la valeur économique. De la biodiversité dépend la vitalité et la résilience des écosystèmes, et donc leur capacité à rendre des « services » aux humains (alimentation, dépollution, pollinisation, etc.). C’est l’illusion de la gratuité de ces services qui conduit à leur surexploitation et à l’anéantissement de la biodiversité qui les sous-tend. Ce qui n’a pas de prix est, semble-t-il, dépourvu de valeur dans le monde des hommes et plus encore dans celui des « décideurs » : « monétariser » la biodiversité sans pour autant la « marchandiser », ce serait, en fait, la protéger. Les rapports Sukdhev (2008) ou Chevassus-au-Louis (2009) proposent ainsi des « valeurs de référence » pour éclairer l’action publique et privée. Car avant d’assécher un marais pour y bâtir des logements, avant de détruire une mangrove pour y installer une ferme d’élevage de crevettes, n’est-il pas sage de comparer les valeurs sociales de ce que l’on détruit et construit ?

On comprend aisément ce que peut avoir de choquant et d’illusoire cette approche utilitariste. N’est-ce pas justement le règne sans partage du calcul coût/bénéfice qui explique l’accélération des dégradations environnementales depuis trente ans ? La valorisation monétaire ne véhicule-t-elle pas la confortable chimère de la réversibilité des dommages causés, de leur réparation toujours possible ?

Et que dire de l’étendue de notre ignorance ? Les mers et les océans représentent 70% de la surface de la planète et 95% du volume de la biosphère. On connaît à peu près 5% de ce monde, que nous abîmons avant même de l’avoir découvert ou même seulement cartographié. Au-delà de la destruction spectaculaire de la biodiversité dite « remarquable », au-delà de la destruction silencieuse de la biodiversité dite « ordinaire », il y a cette destruction aveugle de la biodiversité inconnue, crime contre la connaissance et même l’imagination dont aucune martingale ne peut prendre la juste mesure.

Il faut donc s’extraire de l’univers étroit, rassurant mais trompeur, du calcul d’efficacité pour affronter la complexité social-écologique. Elinor Ostrom, prix Nobel d’économie 2009, l’a bien compris, elle qui milite dans un ouvrage récent pour la reconnaissance de la « diversité institutionnelle » : c’est entre les pôles du marché et de l’Etat, de la libre concurrence et de la centralisation autoritaire, que nichent les principes de la bonne gouvernance environnementale nourrie de règles, de confiance et de justice. Pour éviter que la prochaine « année de la biodiversité » ne soit une sinistre commémoration, il serait bon de comprendre et d’approfondir ce lien, aussi essentiel que méconnu, entre diversité biologique et homogénéité sociale.

- Le site de l’OFCE