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Frédéric Pierru : « Le trou de la Sécu est un faux problème »
mercredi, 9 juin 2010 / Thibaut Schepman /

Non, nous n’avons pas à « sauver la planète ». Elle s’en sort très bien toute seule. C’est nous qui avons besoin d’elle pour nous en sortir.

Le chiffre est tombé ce jeudi : le déficit de la Sécurité sociale devrait atteindre 26,8 milliards d’euros en 2010, un record. Mais pour le sociologue Frédéric Pierru, le débat sur le trou de la Sécu masque les vrais problèmes de la protection sociale en France.

Terra eco : Tous les commentateurs s’inquiètent face au niveau sans précédent du déficit de la Sécurité sociale. Au contraire, vous contestez l’utilisation même cette expression.

Frédéric Pierru : « Premièrement, on ne peut pas parler de déficit parce que la Sécurité sociale [système de prise en charge des dépenses sociales qui comprend cinq branches dont l’assurance maladie], n’a tout simplement pas de budget ! Le Parlement se prononce chaque année sur une enveloppe mais celle-ci reste indicative. C’est logique puisque l’on ne peut pas prévoir exactement le nombre de gens qui vont demander des soins ou le nombre de personnes au chômage. Deuxièmement, je suis contre l’usage de cette expression parce qu’elle donne l’impression qu’il y a un excès ou un dérapage des dépenses, en particulier des dépenses de santé. Or celles-ci augmentent de 3% par an, comme dans tous les pays développés. »

Il manque bien 27 milliards pour financer les dépenses sociales cette année ?

« Bien sûr ! Les dépenses dépassent de 26,8 milliards les recettes affectées à la Sécurité sociale. Mais ces recettes viennent de l’impôt et des cotisations sociales, dont le niveau dépend de la conjoncture économique. En période de crise, il est normal qu’elles baissent et qu’elles ne suffisent plus à satisfaire les besoins en financement. Il n’y a même aucune raison logique pour que le niveau de recettes, qui dépend de la situation économique, coïncide avec le niveau des dépenses, qui dépend du nombre de gens qui vont recevoir des soins, du taux de chômage etc. Ce sont deux variables qui n’ont rien à voir et le point d’équilibre n’est pas du tout une normalité qu’il faudrait atteindre absolument. La Sécurité sociale ne vit donc pas au-dessus de ses moyens comme le sous-entend la notion de « trou ». Cela montre qu’il ne faut pas réduire les dépenses mais augmenter les recettes, les cotisations. En refusant de le faire, le gouvernement crée artificiellement un déficit. Selon moi, cela lui donne même des arguments en or pour faire passer la pilule des réformes impopulaires comme les déremboursements, les forfaits hospitaliers [1] ou même l’augmentation de l’âge légal de la retraite. »

Mais comment peut-on augmenter les recettes de la Sécurité sociale sans menacer la reprise économique ?

« Il faudrait par exemple augmenter automatiquement la Contribution sociale généralisée (CSG) [2]. Il est faux de dire que ça va plomber la croissance. Au contraire, si on baisse le niveau des prestations, les Français vont se serrer la ceinture pour se soigner ou pour épargner et cela va réduire la consommation. Je pars du principe avéré que les dépenses de soins vont forcément augmenter d’au moins 3% par an pour des raisons d’amélioration des soins et de vieillissement de la population. La question qui se pose maintenant est : faut-il que cette augmentation soit assumée par tous et par l’impôt ou que chacun se débrouille de son côté ? C’est un vrai choix de société et le mythe du « trou de la Sécu » nous prive de ce débat démocratique. Il permet même d’avancer caché vers la deuxième solution. »

Pourquoi pensez-vous que l’on se dirige vers un désengagement de l’État ?

« Prenons l’exemple de l’Assurance maladie. Depuis 2007 on voit s’infléchir peu à peu le taux de prise en charge des dépenses de santé. Il était à 77,5% il y a quatre ans, contre 75% aujourd’hui à cause notamment de l’instauration du ticket modérateur [3] et des franchises médicales [4]. Cela représente 3 milliards d’euros transférés de la Sécurité sociale vers les ménages. Pire, ce taux cache une réalité bien plus grave. C’est une moyenne qui est tirée vers le haut par les affections de longues durées qui sont prises en charge à 100%. Mais les dépenses courantes, elles, ne sont plus prises en charge qu’à environ 50%. C’est un vrai désengagement. On mène des politiques court-termistes qui permettent de faire des économies rapides mais cela menace la vocation universelle de notre système. Les prestations se recentrent sur les plus malades et les plus démunis. Au contraire, il faudrait des mesures qui permettent des économies de long terme. »

Lesquelles ?

« Mettre fin par exemple au paiement à l’acte qui favorise le raccourcissement des consultations. Mais aussi instaurer une formation médicale continue ou encore à repenser la carte hospitalière. Enfin, il faudrait augmenter automatiquement et chaque année les cotisations sociales pour que l’on arrête de se focaliser sur le déficit. Ces mesures sont plus coûteuses politiquement et leurs retombées sont moins rapides. Mais elles permettent de ne pas menacer le système. »

Frédéric Pierru est professeur à l’université Paris Dauphine et chercheur au Centre national de la recherche scientifique (CNRS). Dernier ouvrage paru : Hippocrate malade de ses réformes (Editions du Croquant, 2007)