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Le monde à l’envers, selon Galeano
mercredi, 10 novembre 2004 / David Solon /

Président de l’association des Amis de Terra eco Ancien directeur de la rédaction de Terra eco

, / Jean-Michel Nicolau (photographie)

Poète, écrivain, journaliste, auteur des Veines ouvertes de l’Amérique latine, Eduardo Galeano est un des phares du monde hispanique. Quelques jours après les élections américaines, le penseur uruguayen dresse pour Terra economica un état des lieux contrasté d’un monde inégalitaire et d’un système économique dans lequel l’échec est "le seul péché qui n’offre pas de rédemption". Renvoyant dos-à-dos les idéologies communiste et néolibérale, Galeano rappelle que "la justice et la liberté avancent ensemble, ou n’avancent pas". Entretien.

Reportage photographique : Jean-Michel Nicolau

Terra economica : La victoire de la gauche en Uruguay et la réélection de Bush aux Etats-Unis viennent de provoquer un double impact. Votre sentiment ?

Eduardo Galeano : En Uruguay, ce pays minuscule, insignifiant, presque confiné au secret, les gens viennent de voter à deux reprises contre la peur. Pour les présidentielles, l’opinion publique est restée étanche face à une campagne politique de terreur qui n’a pas hésité à traiter les partisans du Front élargi [la gauche uruguayenne, ndlr] de délinquants, de preneurs d’otages, ou bien d’assassins. Une campagne qui a atteint son paroxysme en annonçant que si la gauche l’emportait [1], nous, les Uruguayens, devrions tous nous habiller de la même façon, comme dans la Chine de Mao. Mais l’Uruguay a aussi voté contre la peur à l’occasion du référendum sur l’eau - une première mondiale - en se prononçant sur le fait que l’eau est un droit pour tous et non un négoce privé [2].
Pour ce qui concerne les Etats-Unis, le pays le plus puissant au monde, le plus envié au monde, la population, là aussi, a voté contre la peur. Ben Laden a fait une apparition très opportune pour effrayer les innocents, et la majorité d’entre eux s’est prononcée en faveur de Bush, le Saint guerrier opposé au dragon du terrorisme. Une population terrifiée par les fantômes qu’agite l’industrie militaire en quête de prétextes pour justifier son existence.

Quittons le seul continent américain. A vos yeux, comment se porte le monde ?

EG : Comme un aveugle au milieu de fusillades.

33 ans après Les Veines ouvertes de l’Amérique latine, les injustices de toutes sortes continuent donc de régir le quotidien de la planète. Plus que jamais ?

EG : L’abîme qui s’est ouvert entre ceux qui possèdent et ceux qui sont dans le besoin n’a sans doute jamais été aussi profond. Selon les chiffres de quelques institutions au-dessus de tout soupçon comme le Fonds monétaire international ou bien la Banque mondiale, cet abîme est en train de se creuser à un rythme jamais atteint dans le passé. C’est paradoxal, non ? Le monde n’avait jamais été si inégal dans la quantité d’opportunités qu’il offre. Mais il n’avait jamais été si uniformisant dans les habitudes qu’il impose. Jamais si inégal, jamais si uniformisant.

Lorsque vous vous penchez à la fenêtre du monde, le journaliste que vous êtes stigmatise les injustices de cette planète et la répartition horrifiante des richesses. Comment le poète que vous êtes devenu parvient-il à supporter cette vision ?

EG : Je persiste à croire que la contradiction constitue le moteur de l’Histoire. Le beau se trouve dans l’estomac de l’horrible. Le jour est fils de la nuit et vice-versa. Chaque réponse contient une nouvelle question. Je me méfie des certitudes qui ne se nourrissent pas du doute, en revanche je peux affirmer que je crois en l’une d’entre elle : demain n’est pas qu’un autre aujourd’hui.

Dans Sens dessus dessous, l’école du monde à l’envers, vous dénoncez le cynisme des multinationales et le règne absolu de la finance. Tout est-il donc à jeter dans la mondialisation ?

EG : Je suis internationaliste, au sens où la gauche mondiale entend ce merveilleux terme. Comme je le raconte dans cet ouvrage, je me sens compatriote et contemporain de tous ceux qui possèdent volonté de justice et de beauté. D’où qu’ils soient, quelle que soit l’époque à laquelle ils ont vécu, par delà les Atlas et au-delà du temps. Mais lorsque ce qu’on nomme "la globalisation" nous exhorte à gommer les frontières, alors là, je me méfie. Notre héritage colonial serait devenu notre destin ?
Le patriotisme est le privilège des pays riches. Bien entendu, ceux-ci en usent, et de quelle manière ! Mais nous, les nations faibles, ne pouvons nous offrir ce luxe d’aller à l’encontre et finalement de pécher face à la dictature de celle que l’on appelle la “communauté internationale”. Encore une belle expression trahie par le dictionnaire des temps modernes... Tout le monde sait bien que cette "communauté internationale" est aujourd’hui composée des grands banquiers et des chefs de guerre.

Vous écrivez : "Le code moral de cette fin de siècle ne condamne pas l’injustice, mais l’échec". Est-ce la définition que vous donneriez du neolibéralisme ?

EG : Oui, je crois. Et nous y sommes... On nous oblige à voir notre prochain comme un adversaire, un ennemi, une menace. Je crois que nous pouvons et que nous devons reconsidérer notre prochain comme une promesse. Le code moral de cette fin de millénaire se fonde sur la conviction que notre monde est un circuit de courses automobiles. Celui qui perd est damné. Dans ce système, l’échec est l’unique péché qui n’offre pas de rédemption.
Il y a trente ou quarante ans, la gauche, le centre et la droite concordaient plus ou moins sur le fait que la pauvreté est fille de l’injustice. La gauche le proclamait, le centre l’admettait, la droite ne le niait pas. Aujourd’hui, les politiques parlent un autre langage. Jour et nuit, on nous répète que la pauvreté constitue le juste châtiment à l’inefficacité.

Le néolibéralisme ne semble pas offrir de véritable alternative. Pourquoi ?

EG : Parce que le XXe siècle fut un temps d’expérimentation de formules alternatives qui, au bout du compte, n’ont pas fonctionné. Nous sommes lucides sur le fait que l’omnipotence de l’Etat ne peut incarner la réponse adéquate à l’omnipotence du marché économique. Et l’expérience a confirmé - de manière tragique - que la justice et la liberté avancent ensemble ou bien n’avancent pas du tout. La justice sans liberté a échoué à l’Est et la liberté sans justice n’en finit pas d’échouer à l’Ouest. L’humanité est en quête de nouveaux chemins. Nous tâtonnons dans l’obscurité. Ce ne sera pas facile.

Selon vous, "pays en voie de développement est le terme par lequel les experts désignent les nations écrasées par le développement d’autres nations". Comment va le Sud ? Reste-t-il, comme vous l’écrivez, la "décharge du Nord" ?

EG : Le sud du monde fait face à un défi impressionnant. Qu’allons-nous construire ? Une caricature du Nord ? Un triste écho des voix qui commandent ? Allons-nous nous limiter à reproduire - tout en les amplifiant - les horreurs d’une civilisation qui transpire la violence par tous ses pores et qui place les biens matériels bien au-dessus des relations entre les hommes ?

Dans votre chapitre intitulé “Droits au délire”, vous revendiquez, au nom de l’humanité toute entière, le droit au rêve. Quel pourrait bien être celui d’Eduardo Galeano ?

EG : Que serions-nous si nous n’avions cette capacité et cette possibilité de pointer notre regard au-delà de l’infamie afin d’imaginer un autre monde possible ? Je crois que cet autre monde possible restera inaccessible tant que nous ne parviendrons pas à retisser les liens de solidarité. A ce jour, nous restons prisonniers d’un système qui nous contraint à l’égoïsme et au sauve-qui-peut. Heureusement, la société civile nous apporte la démonstration, depuis les lieux les plus divers et sous mille formes différentes, que les dents peuvent se rassembler dans la bouche et les doigts se réunir sur la main.

Quelle est, pour vous, l’attitude adéquate face au monde qui nous entoure. Celle du Livre des étreintes ou celle de Sens dessus dessous ? L’indignation ou les bras ouverts ?

EG : Pour aider à changer notre monde, il faut commencer par le connaître et le reconnaître. Sur cette planète, nous avons tous faim. Celui qui n’a pas faim de pain, a faim d’étreintes. Qui n’est pas condamné à la pauvreté l’est à la solitude.

Où le poète que vous êtes parvient-il à trouver des raisons de sourire ?

EG : Je suis pessimiste et optimiste à tour de rôle et plusieurs fois dans une même journée. Je tombe et me relève à plusieurs reprises. Heureusement. Je me suis toujours méfié des optimistes à plein temps. Je ne les crois pas.

La jeunesse du monde semble perdue et avancer sans cap très défini. Comment croire en un monde meilleur pour tous ?

EG : L’attitude et le comportement des jeunes fait s’indigner beaucoup de mes contemporains. En généralisant, ils estiment que cette jeunesse est dépolitisée, indifférente, etc. Je ne partage en rien cette vision des choses. Je crois que les jeunes ont toutes les raisons du monde de ne pas avoir confiance et de ne pas croire. Juste un exemple. Les enquêtes d’opinion dans le monde entier affirment que les jeunes ne croient pas ou très peu dans la démocratie. La faute à la jeunesse ou aux hommes politiques qui ont discrédité et continuent de discréditer la démocratie, en faisant depuis les cimes du pouvoir tout le contraire de ce qu’ils promettaient depuis la base ? Ne sont-ils pas en passe de convertir la démocratie en une piste de cirque ?

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