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« Du commerce équitable au commerce de l’équitable »
mardi, 11 mai 2010 / Christian Jacquiau

Par Christian Jacquiau, économiste, diplômé d’expertise comptable et auteur du livre « Les coulisses du commerce équitable ».

« Le commerce équitable a connu ces dernières années, une notoriété grandissante. Comment distinguer le vrai du faux ? », s’interrogent conjointement Chantal Jouanno et Hervé Novelli, secrétaires d’État respectivement chargés de l’Écologie et du Commerce, dans le communiqué de presse qu’ils cosignent pour annoncer l’installation de la Commission nationale du commerce équitable (CNCE).

Comment ? Rien de plus simple… Il suffit de donner une définition officielle du commerce équitable a minima… et de nier l’existence de toute alternative au modèle dominant. L’article 60 de la loi du 2 août 2005, sur lequel repose la CNCE, pose avec application les limites du commerce équitable en le cantonnant aux « échanges de biens et services entre des pays développés et des producteurs désavantagés des pays en développement ». Loin, très loin des fondamentaux du commerce équitable…

De commerce solidaire à l’origine, fortement inspiré par l’humanisme des mouvements religieux, le commerce équitable a muté en commerce alternatif, reprenant à son compte les thèses des mouvements tiers-mondistes en opposition frontale avec le système économique dominant. « Nous étions et sommes toujours anticapitalistes, opposés aux transnationales », confirme sans détour le prêtre ouvrier Frans van der Hoff, cofondateur de Max Havelaar.

Mais au début des années 2000, la démarche solidaire puis alternative s’est transformée en un commerce équitable aujourd’hui largement dépolitisé. Du commerce équitable au commerce de l’équitable, il n’y avait qu’un pas qui a été allègrement franchi avec l’arrivée dans la sphère des marchands d’équité de puissantes entreprises transnationales telles qu’Accor, Dagris, McDonald’s, Nestlé, Starbucks, Lidl, Leclerc (et les autres géants de la distribution) auxquelles s’est jointe tout récemment la compagnie low cost de transport aérien Transavia… toutes arborant triomphalement des produits aux couleurs de la marque Max Havelaar.

C’est cette évolution que le pouvoir politique, après cinq années d’hésitation, vient de consacrer avec la mise en place de la fameuse Commission nationale du commerce équitable (CNCE). Pour être reconnus par elle, les demandeurs devront satisfaire aux exigences d’un référentiel (fortement inspiré des pratiques de Max Havelaar) portant sur six critères : l’amélioration des conditions de vie des producteurs défavorisés des pays en voie de développement, l’indépendance, la transparence, la présence auprès des producteurs défavorisés, les contrôles auprès des importateurs, l’accompagnement et sensibilisation.

A la condition pour eux de savoir convaincre la Plate-forme pour le commerce équitable (dont Max Havelaar est un membre influent), la Fédération Artisans du monde (concessionnaire Max Havelaar), le Comité catholique contre la faim et pour le développement (adhérent de Max Havelaar), Agronomes et vétérinaires sans frontières (membre fondateur de Max Havelaar.), Jean-Pierre Blanc, directeur de Malongo (concessionnaire de la marque Max Havelaar) et bien sûr l’association Max Havelaar… tous membres - aux côtés de la Fédération des entreprises du commerce et de la distribution (porte-parole des Aldi, Auchan, Carrefour, Lidl et autres distributeurs de produits estampillés Max Havelaar...) - de la CNCE.

Comble d’ironie, c’est à la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes - qui avait épinglé Max Havelaar pour usage abusif du terme label - que revient aujourd’hui la tâche délicate de garantir le respect de ce « nouveau label », largement inspiré pour ne pas dire copié-collé de celui qu’elle déniait il y a peu encore… à Max Havelaar !

Dans son casting, la CNCE a oublié la biodiversité des mouvements du commerce équitable (Oxfam, Minga, Ingalañ et les autres). Aucun représentant des « petits producteurs désavantagés du Sud » n’y siégera. Et pas davantage leurs salariés qui devront se contenter du « respect des règles de l’Organisation internationale du travail » si peu exigeantes qu’elles n’engagent à presque rien.

Faut-il vraiment s’étonner qu’une démarche étatique s’en remettant au Dieu marché pour réguler le désordre mondial s’empresse d’exclure les approches filières (le commerce équitable du producteur au consommateur, en passant par les salariés des paysans, des transformateurs, des transporteurs… jusqu’à ceux des commerçants), le plaidoyer, le militantisme, l’universalisme du périmètre du commerce équitable, alors que ses pères fondateurs y voyaient tout au contraire, un outil de transformation de la société, affichant ostensiblement leur opposition aux entreprises transnationales ?

« Nous voulions un commerce alternatif où les producteurs eux-mêmes auraient accès au marché directement, (…) un marché démocratique, mais les entreprises du Nord ne sont pas favorables au fait que les petits paysans aient leur mot à dire dans les décisions commerciales. C’est une grosse erreur de penser que les multinationales peuvent être sociales, car par définition elles ne le sont pas. Les multinationales sèment déjà le désordre et la confusion sur le marché international, nous devons les empêcher de venir sur le marché du commerce équitable car ça leur permet d’être encore plus néfastes ! », déclarait récemment encore Frans van der Hoff. C’est pourtant ce commerce équitable-là que la mise en place de la CNCE vient de légaliser !

Gageons que les promoteurs d’un commerce équitable s’appliquant tout au long des filières, au Sud comme au Nord, ne tarderont pas à réagir – à l’image de ce qui vient de se produire pour l’agriculture biologique avec l’initiative Bio Cohérence – en organisant la reconnaissance et la promotion d’un commerce reposant sur des critères éthiques, d’équité et de respect de l’environnement beaucoup plus exigeants et véritablement universels.


Économiste, diplômé d’expertise comptable, Christian Jacquiau a écrit Les coulisses de la grande distribution, publié chez Albin Michel en mai 2000 (neuf éditions successives à ce jour) et plus récemment Les coulisses du commerce équitable - mensonges et vérités sur un petit business qui monte, publié chez Mille et une nuits en mai 2006 (trois éditions à ce jour).