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Pourquoi votre steak n’est pas bleu-blanc-boeuf
samedi, 8 mars 2014
/ Cécile Cazenave
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Si le label « viande française » orne l’étal du boucher, le soja qui a engraissé nos bêtes est souvent sud-américain. On est loin du 100 % « made in France ».
Le poulet du dimanche a un goût de brûlé ? C’est qu’il a fallu cramer quelques hectares de forêt tropicale avant de le mettre au four. La saucisse sent le gazole ? C’est parce qu’un bateau a franchi 9 000 kilomètres d’océan avant qu’elle ne tombe dans votre assiette. Le yaourt vous semble louche ? Nul doute, vous avez un sixième sens pour repérer les OGM. Et pourtant, vous pensiez ne manger que du made in France. Au-delà des apparences, vous aviez simplement oublié qu’il faut, d’abord, nourrir les animaux avant qu’ils ne vous nourrissent.
Dans le principe, ce n’est pas sorcier.Il faut au bestiau deux choses : de l’énergie et des protéines. Jadis, la pâture fournissait presque tout d’un seul coup. Mais la révolution verte s’en est mêlée. Objectif : production, production. Veaux, vaches, cochons, couvées sont alors rentrés à l’étable. Et c’est l’homme qui s’est chargé de leur apporter leur pain quotidien.
Depuis plus de quarante ans, la ration alimentaire repose sur un trio de compétition : blé, maïs, soja. « Avec le plan Marshall, les Américains ont apporté le tabac, les tracteurs et les tourteaux de soja : ils nous ont rendus dépendants », récapitule Philippe Brunschwig, de l’Institut de l’élevage. Ajoutons au menu quelques grammes de politique. En soutenant les filières céréalières, la Politique agricole commune (PAC) a tranché dans le lard pour un demisiècle. A nous, la production de blé et de maïs, c’est-à-dire l’énergie de la ration. Au reste du monde, le soja : les protéines du repas.
Vous pensiez que la ferme France était le pays d’Heidi ? En fait, c’est une boîte d’import-export. Il faut dire que ce soja est la graine des champions. L’oléagineux renferme 48 % de protéines. Après un processus industriel d’extraction, il donne d’un côté de l’huile et de l’autre des résidus solides très riches, les tourteaux. Ceux-ci entrent dans la fabrication d’aliments composés pour le bétail. En 2010, la France a importé 4,6 millions de tonnes de soja. ; 90 % étaient destinés à l’alimentation animale. La moitié pour l’élevage avicole ; un tiers pour les bovins ; le reste pour les cochons.
Nos fournisseurs se trouvent en Amérique du Sud. Moralité : après un long voyage, les tourteaux de soja brésiliens et argentins se retrouvent dans nos assiettes sous la forme d’une cuisse de poulet, d’une tranche de jambon ou d’un fromage blanc. Pas de quoi fouetter un chat ? « Ne pas dépendre de l’extérieur, c’est un fantasme, l’autonomie, c’est comme l’autarcie, ça donne des crétins des Alpes », résume François Luguenot, responsable du département analyse des marchés d’InVivo, premier groupe coopératif agricole français. Son métier : acheter des matières premières agricoles et les revendre, notamment.
Le commerce international, c’est peut-être la santé, mais il est parfois soumis à des accès de fièvre. La Chine, prise d’une fringale de viande, donc de tourteaux de soja, est devenue le premier importateur mondial. Un client qui pèse. Un aléa climatique pardessus ça, et tout s’envole. En 2012, la tonne est passée de 149 à 373 euros en un hoquet. De quoi faire s’étrangler nos éleveurs.
« Aujourd’hui le métier consiste à suivre les cotations boursières et stocker des matières premières, explique Benoît Drouin. Alors, en produisant moi-même la nourriture de mes vaches laitières, j’ai divisé par deux mes coûts en alimentation et je me suis affranchi des cours des marchés. » Le président du Réseau agriculture durable, qui réunit 5 000 producteurs en France, bios et conventionnels, nourrit ses 60 vaches en autonomie sur les 120 hectares de sa ferme.
Au menu : céréales, mais aussi féveroles. Comme les pois et les lupins, ces protéagineux peuvent remplacer le soja, qui n’apprécie guère nos latitudes. « Mais ces filières ne décollent pas en France », indique Yves Dronne, économiste chargé de mission pour l’Inra (Institut national de la recherche agronomique). Ces légumineuses possèdent bien la capacité de fixer l’azote de l’air, préparant ainsi une terre fertile pour les céréales. Mais, faute de recherche, les rendements restent faibles. Et la PAC, en cours de réforme, ne semble pas décidée à les favoriser.
Le tourteau de colza made in France, coproduit de l’huile utilisée pour les agrocarburants, a bien permis de réduire la dépendance des ruminants au soja. Mais les poules ne peuvent le digérer. Quant aux farines animales qui fournissaient une protéine bleu-blanc-rouge, les Français n’en veulent plus. Les volontés d’indépendance semblent coincées entre le marteau et l’enclume. Le destin des autonomistes de la protéine se réduirait à une équation : beaucoup d’hectares pour peu de production.
« Mais les tourteaux (sudaméricains, ndlr) ne viennent pas de la lune : il en a bien fallu, des hectares, pour les faire ! », lance Benoît Drouin. De fait, ces hectares valent leur pesant de CO2 : la ruée vers le soja constitue en effet l’un des moteurs de la déforestation amazonienne, un scénario-domino décrit par les géographes. Les bûcherons coupent pour exploiter le bois. Puis viennent les éleveurs qui brûlent et pâturent. Enfin, les planteurs qui sèment. L’organisation WWF a calculé que les besoins hexagonaux correspondent à deux millions d’hectares de champs, l’équivalent de la Picardie.
Les trois quarts du soja brésilien, tiré par une demande asiatique qui a plus d’appétit que d’états d’âme, sont par ailleurs génétiquement modifiés. Qu’arrivera-t-il le jour où, au rayon boucherie, le client exigera une côte de porc garantie sans OGM ni tronçonneuse ? Les spécialistes estiment qu’entre 15 % et 25 % du soja importé en France est déjà non-OGM. Les poulets de Loué et certaines viandes estampillées sous la marque du groupe Carrefour affichent cette couleur. Mais ces niches sont réservées à ceux qui en ont les moyens. « Le consommateur est de moins en moins conscient de ce qu’il absorbe. La probabilité qu’il se demande ce que sa viande a mangé est faible », parie François Luguenot.
Ce n’est pas l’avis de tous. Une certification, appelée Table ronde pour le soja responsable donne des garanties sociales et environnementales, en particulier en matière de déforestation [1]. Seules quelques millions de tonnes dans le monde portent cette cocarde, qui ne s’occupe d’ailleurs pas de la question OGM. Le mastodonte Friesland Campina, plus grosse coopérative laitière néerlandaise, s’est par exemple engagé à faire labéliser l’intégralité de ses approvisionnements en soja d’ici à 2015. « Les Pays-Bas ne disposent pas de surfaces agricoles potentielles pour des cultures alternatives au soja, explique Arnaud Gauffier, chargé de programme agriculture durable au WWF, qui fait partie de la table ronde. Si un scandale sanitaire ou social éclate au Brésil, il faut qu’ils puissent montrer à leurs clients leur souci de durabilité. »
Côté hexagonal, l’idée fait son chemin. « On pourrait exiger un jour un étiquetage “ émissions de gaz à effet de serre ”, explique Yves Dronne, qui coordonne les réflexions sur l’autonomie alimentaire de Feedsim Avenir, regroupant les fabricants d’aliments pour bétail du Grand Ouest. Or, dans un poulet, c’est l’alimentation qui compte le plus » Moralité, notre volaille devrait renoncer à sa cocarde. Des recherches sont en cours à l’Inra pour déterminer, parmi d’autres, l’impact carbone d’un tourteau de soja brésilien. Lorsqu’on l’aura trouvé, peut-être lupins, pois et féveroles danseront-ils la carmagnole.
Le bétail bio français élevé au « fait maison »
La bio a des gènes d’autonomie. « Dans la philosophie de la bio, le lien au sol est particulièrement important, il ne doit pas y avoir de déséquilibre entre agriculture et élevage », explique Antoine Roinsard, de l’Institut technique de l’agriculture biologique. Le cahier des charges européen de la bio exige 60 % d’alimentation des vaches provenant de la ferme. Le reste doit être produit « localement » (dans la région) ou, en cas d’impossibilité, dans l’Hexagone. « Mais la plupart des élevages de ruminants sont bien au-dessus, car, en bio, c’est rapidement un enjeu économique », poursuit Antoine Roinsard, qui évalue à 80 % l’autonomie alimentaire de la plupart des exploitations. Les animaux « monogastriques » – dont l’estomac n’a qu’une seule poche, les volailles et les porcs – doivent atteindre le plancher de 20 % et, depuis cette année, justifier de 100 % d’aliments bios, contre 95 % auparavant. Mais se procurer du soja bio et local relève encore de la gageure. A peine 15 % des maigres 140 000 tonnes de soja français sont labélisés, dont une partie est transformée en lait de soja ou tofu… pour les humains.
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