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Spéculer sur le blé, un business qui affame ?
vendredi, 24 août 2012 / Thibaut Schepman /

Non, nous n’avons pas à « sauver la planète ». Elle s’en sort très bien toute seule. C’est nous qui avons besoin d’elle pour nous en sortir.

De nombreuses entreprises se font du blé quand les prix alimentaires grimpent. Au risque d’ôter le pain de la bouche aux plus démunis ?

La crise alimentaire menace-t-elle à nouveau la planète ? Les prix des principales matières premières agricoles ont augmenté de 6% sur le seul mois de juillet, s’alarme la FAO (Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture). Le cours du blé a grimpé de 35% sur la période, celui du blé de 23%. De quoi craindre une nouvelle flambée des prix et une pénurie dans les pays les plus pauvres. Déjà, dans ces régions, des éleveurs pourraient bientôt être contraints d’abattre une partie de leurs troupeaux, faute de pouvoir les nourrir.

Mais ce scénario n’effraie pas tout le monde. Chris Mahoney, directeur des produits agricoles de Glencore, le premier négociant mondial de matières premières, s’est même réjoui ce mardi d’observer « l’une des trois ou quatre pires années du siècle (pour les récoltes, ndlr) aux Etats-Unis » : « Les perspectives économiques sont bonnes jusqu’à la fin de l’année. Les prix sont élevés, la volatilité est forte, on peut attendre beaucoup de bouleversements, de tensions et de possibilités d’arbitrage (l’achat ou la vente de produits financiers pour profiter de différences de prix entre différents marchés). »

Cynisme ou bonne foi, à vous de juger. Toujours est-il que la déclaration de Chris Mahoney met en lumière une réalité : les gros bonnets se font du blé quand les prix flambent. Comment spécule-t-on sur ces produits ? Qui s’enrichit ? Avec quelles conséquences ? Terra eco fait le point.

- Comment ça marche ?

La spéculation est possible grâce à des contrats appelés « contrats à terme », qui ont été inventés pour... protéger de la spéculation et de la volatilité ! Explication. Ces contrats permettent à un acheteur et à un vendeur de s’entendre à l’avance sur les modalités d’une livraison qui n’aura lieu que plusieurs jours ou semaines plus tard. Les deux acteurs s’entendent sur un volume, une date et un prix longtemps à l’avance, ce qui permet de se prémunir contre les variations de prix à court terme, notamment au moment des récoltes. Ce système s’est ensuite institutionnalisé, et ce sont désormais des intermédiaires qui passent les ordres pour chaque partie. [1]

Peu à peu, ce système s’est ouvert à de nombreux acteurs financiers, qui peuvent désormais signer ces contrats sans jamais voir un épi de blé. Dans les années 2000, 80% des intervenants sur ces marchés étaient soit des producteurs, soit des consommateurs. Aujourd’hui, on estime que 80% de ces intervenants sont des spéculateurs. Ces spéculateurs souscrivent aujourd’hui de très nombreux contrats à terme et les revendent quelques jours voire quelques heures plus tard, avant l’échéance, en espérant faire du profit. Tant et si bien que la valeur des actifs investis sur les marchés des matières premières est passée de 10 milliards de dollars à 450 milliards sur la même période, et qu’aujourd’hui seuls 2 contrats sur 100 signés aboutissent réellement à un échange physique de blé

- Qui se remplit les poches ?

Il y a d’abord les nombreux acteurs financiers qui misent sur ces contrats. Parmi eux, principalement des banques. On compte notamment la britannique Barclays, épinglée dans la liste des entreprises les plus irresponsables de l’année 2011 par l’ONG « Déclaration de Berne », qui a dégagé 405 millions d’euros l’an dernier en spéculant sur le marché des matières premières agricoles. La française BNP Paribas annonçait elle récemment vouloir « doubler d’ici trois ans les revenus dégagés de sa présence sur les marchés des matières premières ». En Allemagne, le sujet a ébranlé l’opinion ces dernières semaines, si bien que plusieurs banques ont décidé de mettre fin à leurs activités dans le secteur.

Mais la palme de l’entreprise qui se fait le plus de blé dans le secteur revient à Glencore. Cette multinationale méconnue a à la fois investi dans l’extraction et la production de matières premières mais est aussi le premier négociant mondial du secteur. Avec cette double casquette, elle contrôle 60% du zinc mondial, 50% du cuivre, 30% de l’aluminium, 25% du charbon, 10% du grain et 3% du pétrole mondial, calculait le journal Le Monde en mai dernier. Cette entreprise est l’une de celles qui profitent le plus des flambées de prix, et n’a cessé de s’agrandir au fil des crises alimentaires depuis 2007. On comprend mieux les déclarations réjouies de son dirigeant.

- La spéculation est-elle à l’origine des crises ?

Pour beaucoup, ces bénéfices sont choquants. Surtout, de plus en plus d’acteurs estiment que cette spéculation perturbe les marchés et accroît la volatilité des prix. Ainsi, Jose Graziano da Silva, le directeur général de la FAO dénonçait récemment « les excès de la spéculation sur les marchés dérivés qui peut accroître la fluctuation des prix ».

Pour tenter de mesurer l’impact exact de la spéculation, David Bicchetti et Nicolas Maystre, deux chercheurs de la Conférence des Nations unies pour le commerce et le développement (Cnuced), ont mené en 2011 une étude sur «  la formation des prix sur les marchés financiers des matières premières  ». Ils ont constaté que les cours des matières premières sont de plus en plus déconnectés de l’offre et de la demande et de l’économie réelle. Ils suivent désormais .. le reste des mouvements boursiers.

« Les cours des matières premières fluctuent aujourd’hui en suivant presque symétriquement et parfois même à quelques secondes près ceux du principal indice boursier américain. C’est tout à fait étrange, puisque les prix des matières premières devraient dépendre normalement de situations saisonnière et géographique qui leur sont propres. C’est très dangereux car l’on s’expose à des corrections brutales. Ainsi, un certain nombre d’études confirment que les mouvements violents que l’on a pu voir en 2008 ou en 2010 étaient liés à la financiarisation des marchés des matières premières », note Nicolas Maystre, l’un des deux co-auteurs de l’étude. « Bien sûr, la financiarisation du marché des matières premières n’est pas l’unique cause de volatilité. Mais on constate que les cours de certaines matières premières varient parfois très brusquement à la suite d’annonces financières sans rapport avec le secteur. La présence d’acteurs financiers accentue donc la volatilité », poursuit David Bicchetti, qui préconise de limiter l’accès des spéculateurs aux marchés des matières premières.

Une conclusion rejetée par Philippe Chalmin, spécialiste des matières premières et coordinateur du rapport de référence Cyclope. « Si les spéculateurs sont si présents, c’est parce que le marché est instable. Le vrai problème est donc l’instabilité du marché, qui est due à une demande croissante, tirée par les agrocarburants, et à une offre insuffisante. » L’analyste rappelle qu’interdire aux spéculateurs de jouer sur le marché pourrait faire plus de mal que de bien et recommande plutôt d’investir massivement dans la production de matières premières, notamment dans les zones qui sont trop dépendantes des importations.

Faut-il s’attaquer à la spéculation ou repenser la production de matières premières, aujourd’hui très déséquilibrée (voir le très instructif graphique de The economist par ici) ? La question se pose à chaque crise alimentaire, c’est-à-dire un été sur deux depuis 2007. Le G20, qui avait pourtant fait de la lutte contre la volatilité des prix une priorité, n’a pour l’instant opté pour aucune de ces solutions. Il s’est contenté de mettre en place des instances d’information et de concertation. Espérons que la crise nouvelle lui donne du grain à moudre.