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Sous la banquise, la guerre froide
vendredi, 17 septembre 2010 / Alice Audouin /

Responsable développement durable en entreprise, auteure du roman "Ecolocash" (Anabet) en cours d’adaptation au cinéma, de "La Communication Responsable" (Eyrolles) et présidente de l’association COAL, la Coalition art et développement durable, qui organise le Prix COAL Art & Environnement.

Le roman « Journal intime d’une prédatrice » imagine un fonds d’investissement qui tente de gagner le plus d’argent possible avec les pôles. Au cœur de l’ouvrage, la schizophrénie des hommes face au changement climatique : d’abord le danger ou le profit ?

Le roman de Philippe Vasset Journal intime d’une prédatrice se lit d’un trait, comme un verre de vodka, fil rouge du livre. La vodka a deux versants, le froid, sa température gelée, et le chaud, l’effet qu’elle génère dans le corps. Une belle métaphore pour la banquise. Glacée, sa promesse de retour sur investissement est en revanche très bouillante. Surtout pour ceux qui ont décidé d’y investir maintenant. C’est le cas d’Icecap, un fonds d’investissement spécialisé dans les bénéfices mirobolants de la fonte des glaces et persuadé que « l’Arctique est la terre promise d’un capitalisme exsangue ».

Les perspectives de profits sont immenses : tourisme de masse, activités portuaires, construction de bateaux brise-glace, usines d’armement fonctionnant à -40°, exploitation des immenses gisements de pétrole, gaz, diamants, vente d’eau pure, etc. Pour être le premier à occuper le terrain, le fonds d’investissement réussit à convaincre des particuliers richissimes de le suivre. Icecap offre bien sûr l’anonymat à ses actionnaires, afin de ne pas leur créer une réputation de pollueurs. Pour vernir son image, le fonds joue sur la communication et le mécénat, affiche un positionnement citoyen admirable.

Il parade en ami des Inuits qu’il incite à prendre leur part de gâteau : « Les occidentaux déclenchent le réchauffement climatique et voudraient vous empêcher d’en profiter ! », crée une fondation d’art visant à « favoriser l’émergence de pratiques artistiques présentant le réchauffement climatique sous un jour positif ou tout du moins esthétique », finance des projets en faveur du statut de la femme dans les régions polaires, etc. Mais un fonds concurrent surgit, créé par une ex-associée d’Icecap suite à un conflit. Contrairement à Icecap, le nouveau fonds Thinice est dédié à la lutte contre le réchauffement climatique et aux investissements dans les énergies renouvelables et persuade lui aussi les mêmes investisseurs de le suivre… La concurrence entre le pro-chaud et le pro-froid finit mal !

L’ouvrage offre une grande lucidité sur la finance, une bonne connaissance des enjeux économiques liés à la fonte des glaces et décrit le problème de fond : les intérêts provoqués par le réchauffement climatique sont contraires, car fondés sur deux visions différentes de l’homme : l’une où l’homme voit le danger avant le profit et lutte contre ce qui le menace, l’autre où l’homme voit le profit avant le danger et exploite la situation à court terme et donc l’aggrave. Cette divergence de fond ne soucie nullement les financiers qui spéculent déjà depuis longtemps indifféremment aussi bien à la hausse qu’à la baisse et qui parient d’ores et déjà à la fois sur les deux options. Si « le monde va là ou va l’argent », comme dit le dicton, cela va créer une sacré confusion si l’argent va dans deux sens opposés…

Au final, c’est la schizophrénie qui nous attend qui est décrite et à laquelle les consommateurs participent déjà. Ils (nous !) seront(s) les premiers à profiter de la baisse des prix gagnée par le raccourcissement des trajets maritimes du fait de la possibilité offerte par le réchauffement climatique d’emprunter le passage du Nord-ouest. Ils seront les premiers à acheter un diamant moins cher, à partir dans une station touristique pour jouer avec les phoques et les ours blancs rendus inoffensifs. Que faire pour éviter le pire ? Faudra-t-il créer des étiquettes sur les produits « profite de la fonte des glaces » comme « nuit à la santé » » pour alerter les consommateurs ? Cette information aura-t-elle du poids ? Les questions déclenchées dans la tête du lecteur sont nombreuses. Le style branché, incisif et non moraliste du livre mobilise le lecteur et lui fait oublier la faiblesse de la trame et l’inaboutissement de la fin.

L’auteur ne tient pas à tout expliquer, tout englober, tout relier, comme c’est trop souvent le cas des livres voulant s’attaquer aux enjeux globaux, à la question du climat (ce qui se termine le plus souvent par un échec). Il se contente d’une parcelle, d’une partie, d’un enjeu, d’une question. Mais d’une excellente question. Au lecteur de trouver sa réponse. Elle est forcément plus large. Voilà qui participe au principe de responsabilité. Un bon livre, donc.

NB : Merci à Laurence Remila de Technikart d’avoir su détecter ce livre avant les autres et de m’avoir permis de le découvrir

- « Journal intime d’une prédatrice », Philippe Vasset (Fayard, 2010)