Paris, juillet 2090.
C’est arrivé à la fois vite et lentement. Pas vraiment ce qu’on pourrait appeler un cataclysme. Pas une catastrophe. Plutôt une inexorable série de désordres. Tout au long de ma vie, j’ai vu la planète glisser dans un chaos lancinant qui a fini par devenir le bruit de fond de nos existences. J’ai 75 ans aujourd’hui. J’avais 1 an quand s’est tenue à Paris la 21e Conférence des parties, la COP21, un sommet onusien qui devait tout changer. Mes parents m’en ont souvent parlé par la suite comme d’un moment décisif. Les scientifiques avaient donné l’alerte depuis plusieurs dizaines d’années. En réalité, tout se savait déjà : le monde changerait de visage si les émissions de gaz à effet de serre, conséquences des activités humaines, ne diminuaient pas de manière radicale. Il faut croire qu’ils ne furent pas assez convaincant, les convaincus. Pas assez puissants, pas assez en colère, pas assez révolutionnaires. A la COP21, aucun accord contraignant ne fut trouvé pour obliger la communauté internationale à s’engager sur une réduction des émissions dans les décennies qui viendraient. J’avais donc 1 an quand le monde a décidé de ne rien changer.
A l’époque, la planète s’était déjà réchauffée de 0,8°C par rapport à l’ère préindustrielle, le milieu du XIXe siècle. Les archives montrent que la génération de mes parents pensait déjà ressentir les effets de ce changement. Quand j’étais enfant, on me parlait d’années caniculaires qui avaient laissé des souvenirs car il y avait eu des morts. Un été, ma mère avait, je crois, mis ses draps au congélateur pour essayer de rafraîchir les nuits d’étuve. Quelle blague. Quelques années avant ma naissance, en 2010, la Russie connut une vague de chaleur extrême : un quart des récoltes furent perdues, des incendies ravagèrent plus d’un million d’hectares, plus de 55 000 personnes moururent et le pays chiffra ses pertes économiques à 1% de son produit intérieur brut. Aujourd’hui, nous avons dépassé les +4°C en moyenne sur l’ensemble du globe. Il aura fallu seulement le temps de ma vie pour que la Terre se réchauffe d’autant qu’entre le dernier âge de glace et la fin du XXe siècle. Et c’est le triste été russe qui se reproduit chaque année. Sur les bords de la Méditerranée, dans les semaines qui viennent, le mercure affichera probablement encore une fois entre 45 et 50°C, dix de plus que lors des étés chauds de mes parents. Même la mer ne peut plus rien pour nous. L’océan qui a absorbé tant qu’il a pu le CO2 que nous émettions est devenu non seulement plus chaud, mais 150% plus acide que ce qu’il était au début de notre siècle. On peut toujours s’y baigner, certes, mais cela fait belle lurette qu’il n’y a plus rien à y voir. Le corail a blanchi et il a cessé de se développer aux alentours de 2030, il y a près de soixante ans. En 2050, à +1,5°C, il en restait un petit dixième encore vivant. Mes petits-enfants n’ont plus aujourd’hui la moindre chance d’en contempler de leurs yeux. Ce qui est sans grande importance par rapport aux conséquences de cette disparition. En Asie du Sud-Est, dans le Pacifique, dans les Caraïbes, l’effondrement de cette barrière naturelle a laissé le champ libre aux cyclones tropicaux, qui ont redoublé d’ardeur et de fréquence.
La fonte accélérée des calottes glaciaires du Groenland et de l’Antarctique est venue grossir le lot de calamités qui assaillent ces côtes. A Manille, à Djakarta, à Hô-Chi-Minh-Ville et à Bangkok, l’élévation du niveau de la mer a déjà dépassé le mètre de hauteur, au départ attendu pour 2100. Leurs dizaines de millions d’habitants redoutent chaque année le moment où ils auront les pieds dans l’eau et où tous leurs biens seront emportés. Les inondations y sont devenues sempiternellement meurtrières. Dans le delta du Mékong, au Vietnam, l’eau salée envahit les rizières et les rendent infertiles. Le Gange, l’Indus et le Brahmapoutre, fleuves d’Inde, ne sont plus alimentés par les glaciers himalayens : en saison sèche, il n’y a plus d’eau pour irriguer les plaines agricoles et les millions de bouches qui en dépendent. La mousson a perdu sa régularité salvatrice. Elle est parfois diluvienne, un tiers plus abondante qu’au début de notre siècle, ou l’inverse. En Afrique subsaharienne, il y a déjà cinquante ans que les variétés de maïs, de millet et de sorgho ont perdu la bataille contre la chaleur. Dès 2040, il y a plus d’un demi-siècle, la surface cultivée de ces céréales avait perdu 80%. Dans la mer, par endroits, il n’y a tout simplement plus de poissons, qui ont migré vers les pôles. Au large du Brésil, du Pérou, du Chili, de l’Amérique centrale, les pêcheurs ont diminué leurs prises par deux.
Quand, il y a soixante-quinze ans, la communauté internationale a renoncé à s’imposer des objectifs de réductions d’émissions drastiques, les partisans d’un changement radical de société étaient traités d’idéalistes. Les scientifiques, d’alarmistes. On s’arrangerait toujours, on trouverait comment s’adapter à la nouvelle donne climatique, on pourrait poursuivre ses affaires bon gré mal gré. Ces vieilles vidéos que les historiens exhument nous donnent aujourd’hui la nausée. Quand la planète a franchi la barre des +2°C, il y a quelques décennies, il n’était plus temps de changer d’avis. Tirer sur la corde n’est plus désormais qu’une lointaine et obsolète métaphore de ce que les systèmes naturels ont subi avant de basculer, en cascades. Les plus démunis, les premiers, en ont payé le prix. La malnutrition et les maladies ont regagné le terrain perdu au XXe siècle, les bidonvilles des mégalopoles se sont boursouflés de centaines de millions de migrants chassés par la faim, par les conflits exacerbés par les pénuries d’eau, par l’instabilité extrême de leurs vies. Mes parents espéraient un monde moins pauvre et moins inégalitaire. En flinguant le climat, ils ont perdu leur guerre.
Cassandre
Ce texte est extrait du dernier numéro de Terra eco, « Le jour d’après (sauf si…) », à retrouver ici.
-
Terra eco
-
Terra eco
Affichage : Voir tout | Réduire les discussions