On entend de plus en plus de gens exprimer leur besoin de faire le vide, comment l’expliquez-vous ?
Cela poursuit une logique, qui a commencé dans les années 1970, dans laquelle s’affirme le sentiment que la course au bien-être matériel produit des effets contraires et nous épuise. C’est ce qu’on appelait à l’époque les dégâts du progrès. La voiture, par exemple, nous procure de l’autonomie, mais au fond nous le payons très cher car il y a des encombrements. Et puis il y a beaucoup d’objets que l’on achète qui ne nous servent à rien. De nombreux théoriciens montrent que la production des richesses s’accroît, que le PIB augmente, et en même temps nous ne sommes pas plus heureux. A cela s’ajoute maintenant l’idée que la consommation est préjudiciable à la planète. C’est sur ce socle que se développent les thèses de la simplicité volontaire. Comme nous sommes tendus vers la quête d’un bonheur individuel et qu’il n’est pas au rendez-vous, nous cherchons de nouvelles voies qui ne s’inscrivent pas dans le « toujours plus » mais dans « le moins » ou vers un autre type de consommation. Nous avons trop d’objets, trop de produits, trop de choix et donc nous cherchons une autre voie. C’est ce que j’ai appelé le culte de la légèreté : il est une autre figure de la quête du bonheur.
Ce besoin d’allègement est-il unique dans l’histoire de l’humanité ?
Pas du tout, c’est le fond des sagesses anciennes. Toutes les grandes écoles de sagesse antique – les stoïciens, les cyniques, les sceptiques, les épicuriens – affirmaient l’importance de se libérer du poids de l’extérieur. Les hommes sont esclaves des choses inutiles. Les sagesses visaient à les libérer des faux désirs, des passions et ainsi à alléger leur existence par un détachement de l’ambition, de l’argent, de la gloire. Il n’y avait en effet pas beaucoup d’objets à l’époque.
La sobriété est-elle uniquement une préoccupation de riches ?
Je pense que oui. D’ailleurs je ne vois pas beaucoup de théoriciens de la décroissance et de la frugalité heureuse en Ethiopie ou dans les pays en plein développement. Ce sont les pays pouvant bénéficier des bienfaits de la consommation qui la dénoncent. Il y a une part de juste dans l’idée que les biens matériels ne donnent pas le bonheur. Je crois à l’aspiration de cette légèreté mais dans une certaine limite. Nous n’avons pas besoin d’un nouveau smartphone tous les six mois, mais qui accepterait de ne pas en avoir du tout ?
La multiplication des informations sur la qualité des produits et leurs conditions de production participe-t-elle à cette volonté d’allègement ?
Plutôt qu’à l’allègement, ces informations conduisent à un choix plus discriminant. Cela crée de la méfiance, donc un souci de contrôle et de médicalisation de l’existence, ce qui ne tend pas forcément vers « le moins » mais vers « le mieux ». La recherche de la qualité n’est pas la simplicité volontaire. Je dirais même que le culte de la santé conduit à la surconsommation médicale. Vous n’allez en effet pas acheter n’importe quel produit mais quatre produits bios à la place.
La montée en puissance du numérique et la dématérialisation des objets jouent-elles un rôle en toile de fond ?
Ces technologies, comme les téléphones ou les tablettes, sont indéniablement légères. Seulement, la dématérialisation des opérations conduit à des achats de plus en plus nombreux de produits high-tech. Vous me direz que, du coup, les gens achètent de moins en moins de produits matériels… en fait non, puisqu’ils les achètent dans leur version numérique. Paradoxalement, alors que ce mouvement de la simplicité volontaire se développe, nous n’avons jamais vu autant de films ou de séries télé. Regardez la consommation pléthorique de musique grâce aux abonnements sur les sites en ligne ! J’observe qu’il y a cette aspiration indéniable à vivre avec moins mais, en réalité, il y a une consommation, y compris immatérielle, croissante. Il y a un siècle, vous aviez une montre que vous gardiez toute votre vie et que vous donniez à vos enfants. Aujourd’hui, combien de fois dans votre vie changez-vous de montre ? La nouveauté, c’est que nous continuons à consommer de plus en plus en se disant qu’il faudrait le faire moins parce que ce n’est bon ni pour la planète, ni pour le bonheur. Seulement, à part quelques personnes, tout le monde poursuit cette fuite en avant.
Cela explique-t-il la résurgence
des spiritualités ?
Les gens cherchent à alléger leur existence par le zen, le yoga, les massages, la méditation ou certaines formes de fitness parce que cela leur donne un sentiment de bien-être. Cela fait partie de cette aspiration de la légèreté. La multiplicité des choses matérielles donnent des plaisirs fugitifs, procure des expériences, mais, comme cela ne suffit pas, nous cherchons d’autres formes de légèreté. Si on était un peu cruel, on pourrait dire que c’est une autre forme de consumérisme. Dans les sagesses anciennes, les exercices spirituels étaient faits pour une autre vie. Aujourd’hui, c’est ce qui vous permet de tenir dans cette vie.
On veut consommer moins d’objets mais cela se déplace donc sur la consommation d’expériences…
Ce n’est pas un déplacement mais un ajout. C’est plutôt la complexité volontaire.
Ce que vous appelez la « sobriété joyeuse » qui pousse à faire le vide peut-elle supplanter « la frivolité heureuse » qui pousse à acquérir toujours plus ?
En tant qu’idéologie, c’est, selon moi, une utopie complète. Le consumérisme va continuer à se planétariser. Cela ne veut pas dire que la simplicité volontaire n’existe pas mais qu’elle s’ajoute. L’un ne chassera pas l’autre. L’un va permettre d’apporter à l’autre une sorte de supplément d’âme. Regardez l’essor du tourisme, les gens ne veulent pas vivre avec moins. L’homme contemporain veut des sensations, des émotions, des expériences, sinon il s’ennuie, il a l’impression de végéter, de vieillir avant l’âge et il ne le supporte pas. C’est ce qui explique notre frénésie de nouveautés. Mais cela ne veut pas dire que la quête de légèreté est un vain mot. Je pense que c’est fondamental que les gens y aspirent, mais souvent ils la recherchent dans ce qui conduit à l’alourdir.
Les objets semblent être passés de statut d’utiles à celui de fardeaux…
La critique du gadget accompagne la société de consommation au moins depuis les années 1950. Le slogan « Cache-toi, objet » était déjà inscrit sur les murs de la Sorbonne en mai 1968. Il véhiculait l’idée de l’objet comme un coup marketing, qui fait acheter n’importe quoi, alors que l’important se trouve dans la vie intérieure. Je ne porte pas de jugement, je crois qu’il y a un fond intéressant dans cette aspiration. L’idée naïve est de croire qu’elle va réussir à apporter le bonheur que l’on en attend. L’autre bémol que je mettrais, c’est que cela n’apporte pas non plus le malheur. On nous présente l’accumulation d’objets comme l’enfer, faisant des gens des prolétaires de l’existence… C’est extraordinairement exagéré !
Peut-on imaginer que ce besoin de faire le vide se renforce chez les générations futures ?
Si mon analyse est exacte, oui. Le désir de légèreté est, au fond, un désir de bonheur. Lorsque l’on est heureux, on se sent léger, on est « sur un petit nuage ». Comme la quête du bonheur est devenue la grande aspiration des sociétés individualistes et qu’il y a une multiplication des informations et des objets immatériels, je pense qu’une civilisation du léger est en marche. Les expériences de simplicité volontaire vont se développer partout. Toute la question est de savoir quelles vont en être les concrétisations. Je pense qu’il va y avoir une démultiplication d’expériences et la poursuite de la marchandisation de l’existence. Même si la consommation collaborative se développe, cela reste de la consommation. Il y a des sites de partage permettant d’acheter en seconde main mais cela n’empêche pas les gens de continuer à acheter. Ce n’est pas moins mais autrement.
Y a-t-il quand même du bon à cette volonté d’allègement ?
Oui, si cela permet à un certain nombre de personnes de réfléchir à leur pratiques quotidiennes. Ce qui est gênant, c’est quand cela tourne à donner des leçons. J’ai rencontré des théoriciens qui sont particulièrement déplaisants. Ils se déplacent à tous les coins de la planète pour faire des conférences afin de dire qu’il ne faut pas se déplacer… Je ne dis pas que c’est négatif : ils ne font que prolonger le grand message des sagesses anciennes et c’est très bien. Ce qui me gêne, en revanche, c’est de diaboliser quelque chose qui n’est peut-être pas bon dans l’absolu mais qui n’est pas non plus exécrable. Il y a des excès, c’est certain, mais présenter l’allègement comme la grande solution au bonheur, c’est trop charger la barque. Je crois qu’il n’y a pas de solutions au bonheur, il vient, il va… c’est la condition humaine. Nous ne sommes pas les maîtres du bonheur.
Les livres (1) prônant la simplicité volontaire rencontrent un large succès auprès du public. Pourquoi, selon vous ?
Ce sont des mouvements capables de susciter l’enthousiasme. Ils vendent des promesses de bonheur et les gens veulent y croire, ce qui est normal et humain. Et puis il y a des effets d’étonnement et de nouveauté puisque les personnes qui ont ces modes de vie ne courent pas les rues. Leur démarche est intéressante mais la présenter comme quelque chose qui est la clé de la vie, je trouve cela affligeant.
(1) L’art de la simplicité, de Dominique Loreau (Robert Laffont, 2005) ; La magie du rangement, de Marie Kondo (First, 2015) ; Zéro déchet, de Béa Johnson (Les Arènes, 2013).
De la légèreté, de Gilles Lipovetsky (Grasset, 2015)
- En dates
1944 Naissance
1983 Publie L’Ere du vide (Gallimard)
2006 Publie Le Bonheur paradoxal : essai sur la société d’hyperconsommation (Gallimard)
2013 Publie L’Esthétisation du monde : vivre à l’âge
du capitalisme artiste (avec Jean Serroy, Gallimard)
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