Terra eco : Pourquoi est-on à ce point indifférents à l’état de notre planète ?
Cynthia Fleury : En émettant des gaz à effet de serre, nous renforçons un dysfonctionnement qui sera problématique dans quinze, vingt ou cinquante ans. Ce décalage est une question très complexe, car l’agir politique est électoraliste, immédiat. L’agir des hommes lui-même ne se fait qu’au cours de leur propre existence, voire de leur vie active. La fenêtre de tir est donc sur quarante à cinquante ans d’activité réelle. Or, de fait, dans cette échelle de temps, aujourd’hui, vous pouvez encore « passer entre les gouttes ». Ce qui renforce l’inaction. C’est l’explication structurelle. On a le sentiment de pouvoir encore échapper au phénomène. Même à l’intérieur des sociétés, il y a toujours une frange de la population qui « échappe à ». Et comme par hasard, c’est aussi celle qui est prescriptrice…
Certes, mais il y a urgence !
Il y a le feu, oui. C’est l’explication conjoncturelle. On assiste à une précarisation extrême et surréaliste. Mais on fait semblant de ne pas voir que cette précarisation est liée à notre système productiviste de captation totale des ressources naturelles, qui fonctionne avec la dérégulation de la finance, soustrayant à l’argent public toute une série de financements qu’il faudrait destiner à des investissements ou à la protection de nos écosystèmes. Les politiques utilisent encore plus l’alibi de la crise économique pour ne pas penser la crise écologique et pour ne pas comprendre que c’est une même crise qui remet en cause notre système productiviste.
Il y a aussi une raison analytique à notre inaction. Quand l’homme « intentionne » le pire, il entre dans le déni. Il sent que le mur est déjà là et que l’on va se le prendre. Et quitte à se le prendre, autant y aller à fond… Toutes ces raisons viennent valider le non-agir. Nous avons créé l’avènement de la logique du profit. Or, cette logique est absolument dissociée de ce que demande aujourd’hui la compréhension de la crise environnementale.
Comment en est-on arrivé à nier à quel point la planète est indispensable à notre survie et à celle des générations qui vont nous succéder ?
Les jeunes générations n’ont pas la même attitude. On voit tout de même, quelles que soient les cultures, qu’il y a un réveil, une appétence, la volonté d’un regard différent sur la nature. Je crois que ces générations en ont assez de ce contrat social totalement vampirisé par le capitalisme dérégulé et coupé de la nature. Il ne les fait pas rêver, il ne leur raconte rien. La place de la nature dans le contrat social, le fait que l’accès aux ressources écologiques va être garant de notre égalité ou inégalité, le poids de la justice environnementale, le « qui paye le fardeau écologique » : les jeunes générations ont conscience de ces nouveaux enjeux, mais elles n’ont pas nécessairement – car elles ne sont pas encore en piste – le pouvoir. C’est le début d’une mobilisation.
J’insiste : comment imaginer faire sans cette Terre nourricière, la « Pachamama » sud-américaine ?
Tant que la majorité d’entre nous – notamment les élites – pourra s’ajuster sur le dos d’autrui et ajuster son non-changement sur le dos d’autrui, elle le fera. Et, même si la Terre est minuscule, elle ne l’est pas tant que cela à l’échelle de l’égoïsme humain : non éduquée, non conscientisée, la nature humaine s’ajuste sur autrui tant qu’elle peut. Nous devons comprendre et assimiler que le monde est une frontière alors que nous avions cette idée d’un monde providentiel infini. La réalité nous rattrape : il va y avoir des catastrophes, des phénomènes d’inondation de plus en plus dérégulés. Et par la catastrophe, toutes les problématiques de finitude de la planète se posent.
Ces catastrophes sont donc nécessaires ?
La question ne se pose plus dans ces termes. Le Giec (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) l’a écrit : nous ne sommes plus dans la possibilité d’empêcher le mur. L’obligation d’adaptation s’est substituée à la possibilité de l’évitement. Nous aurons les inondations, les dérèglements et les réfugiés.
C’est décourageant.
Pour certains, oui. Si on ne pense pas, si on n’anticipe pas, si on n’invente pas, il n’y a pas d’issue. Les trois verbes sur votre couverture – résister, partager et inventer – sont les trois actes majeurs. Sans ces actions combinées, on ne fera que renforcer le dysfonctionnement.
Le prix du courage, vous l’affirmez, est moins élevé que celui de la lâcheté ou du renoncement. Comment procéder ?
Nous devons avoir une réflexion éthique. Il faut une révolution culturelle axée sur la question de l’éducation. Ne pas considérer qu’après 18 ou 25 ans l’éducation s’arrête, surtout aujourd’hui où les compétences ont la vie brève, où la complexité fait que nous avons une obligation de réactualisation de notre propre savoir. Cette bagarre-là, de transformer de façon performative une information, c’est notre premier travail, à nous, les enseignants, les journalistes… à tous ceux qui manient le langage et les catégories de la transmission. J’y ajoute les politiques, qui pourraient avoir un peu plus de courage. Mais pour cela, il faut changer le mode d’évaluation de l’agir politique.
Cela semble si difficile à atteindre…
Si vous êtes dans l’idée que, pour que les changements soient validés, il faut être nécessairement majoritaire, je vous réponds oui. C’est terminé. Mais je suis dans la filiation d’Hannah Arendt (philosophe allemande naturalisée américaine, qui a notamment travaillé sur le totalitarisme, ndlr). Tout ce qui devient trop majoritaire, je m’en méfie pour la qualité de l’Etat de droit. La démocratie de masse, je la laisse au(x) totalitarisme(s). Je pense que nous ne referons pas demain la massification telle que nous l’avons faite après-guerre. Parce que la massification, dans son uniformisation, sa standardisation, cela demande l’intensification de la production, soit précisément ce qui nous envoie dans le mur.
Sauf si l’urgence est telle que l’on réagit et que les masses se rassemblent car il n’existe plus d’autre chemin ?
Croire que chacun fera, de son côté, le même diagnostic est utopique. On voit très bien, notamment dans les grands sommets de la Terre, qu’à chaque fois les Etats se font face pour se défausser sur l’autre en disant : « Tu es plus coupable que moi et tant que toi, qui assures telle ou telle responsabilité dans la crise, tu n’auras pas montré tes engagements, moi-même, je serai contre-exemplaire. » Il faut désormais une stratégie pionnière, dissensuelle.
Vous imaginez donc une issue malheureuse à la COP21, dans quelques mois ?
Je dis qu’il faut cesser d’instrumenter le consensus. Tout le monde sait désormais que la nature est une question clé dans le monde. C’est acquis. Pour le climat, on n’a plus besoin de faire consensus et d’établir un accord à plus de 194 pays puisqu’on sait très bien qu’il est antinomique de l’efficace et de la contrainte. Il vaut mieux, d’emblée, briser le consensus et dire : « Nous, la France, nous voulons qu’à l’issue de la COP21, à Paris, le 11 décembre, onze pays, douze pays, trois pays – je m’en contrefiche –, nous nous donnions tels ou tels engagements pour 2020. » Nous devons trouver les moyens – grâce au référendum, par exemple – de faire exister ce geste souverain, même si cela tourne en notre défaveur productiviste. Tant pis, nous y gagnerons autre chose.
Doit-on attendre les politiques pour emprunter ce chemin ou faut-il plutôt convoquer les citoyens ?
Il est évident qu’il nous faut faire tout notre travail d’influence, de pression et même de « name and shame » (« dénonciation » en anglais, ndlr) des groupements d’intérêt et des manques de courage, car je ne suis pas certaine du tout que François Hollande considérera que c’est la stratégie la plus intéressante.
Pourquoi ?
Parce que la France défend – et on peut le comprendre – une stratégie strictement européenne et que celle-ci se joue encore tactiquement à 28. Et parce que les Etats ont encore une vision traditionnelle – et unanimiste – de la gouvernance mondiale.
Comment, à titre individuel, peut-on agir ?
Il y a, c’est classique, le changement de ses propres comportements, avec une palette d’actions disponibles : tri sélectif, rénovation de l’habitat, transformation du comportement alimentaire, etc. Il y a aussi une révolution des usages, avec, notamment, la grande question du partage, des « commons ». Or, il faut comprendre que le partage est tout sauf facile, spontané, peu sophistiqué. Il demande à l’inverse beaucoup de moyens culturels et techniques, des outils organisationnels, des bases de données, de la compétence numérique, de la confiance… Il est beaucoup plus facile d’être hyperproductiviste et égoïste, d’avoir chacun sa maison, sa voiture, que de penser des espaces en commun, de partager sa voiture… La non-facilité du partage est contre-intuitive. Tout cela fait appel à de nouvelles compétences, notamment numériques, alors que le partage est la plus vieille idée du monde.
Enfin une voie d’espérance !
Ceux qui veulent – dans les sociétés occidentales, avancées, alphabétisées, plutôt égalitaires, plutôt mixtes, etc. – penser autrement la production, la diffusion, l’habitat, l’usage de la mobilité, sont désormais en capacité de le faire. C’est là où le discours communicationnel s’arrête. Si c’est juste du discours, alors vous ne le ferez pas. En revanche, si vous êtes effectivement prêt à changer, c’est possible. Alors qu’il y a peu de temps ceux qui désiraient changer étaient encore soumis à des formes de marginalité. Ce n’est plus le cas. La nouvelle génération en a conscience et ce côté « explorateur », « pionnier », l’interpelle.
Cette difficulté ne vient-elle pas aussi du fait que nous avons perdu le sens du collectif ?
Certainement. Nous avons mal compris ce que devait être une société des individus. Nous n’avons pas fait de l’individuation, mais de l’individualisme, ce qui me paraît être une erreur. Chacun redécouvre qu’il n’y a pas d’émancipation individuelle sans émancipation collective. Après le mythe des années 1970, 1980, 1990 où l’on se disait « moi d’abord car je le vaux bien », je crois que nous nous sommes réveillés. C’est la fin de la « l’oréalisation » de la pensée. Disons plutôt qu’il y a des alternatives.
Ce que vous défendez là a-t-il un écho suffisant pour qu’on s’encourage mutuellement à aller vers davantage de prise de conscience ?
L’écho est là : chez les universitaires, les médias, les élus des collectivités locales. Les villes ont un rôle considérable à jouer. A la place de l’Etat-Providence, il est nécessaire de penser et de bâtir la Ville-Providence. Les villes sont les premières émettrices de gaz à effet de serre et les plus susceptibles de réinventer notre rapport à l’environnement.
La vitesse de fonctionnement de nos sociétés contrebalance-t-elle l’urgence de la compréhension ?
Non, bien entendu. Nous allons de plus en plus vite pour ne pas penser. C’est un fonctionnement psychotique de base lié au culte de la performance. Dès lors que vous commencez à penser, vous n’agissez plus à 2 000 à l’heure, puisque c’est antinomique. Les psychanalystes connaissent très bien cela : quand vous êtes dans le trauma, soit vous êtes dans la sidération, comme pétrifiés, soit vous êtes dans l’agitation mécanique, en pilotage automatique.
Notre planète serait donc en pilotage automatique ?
En grande partie, oui. Déverrouiller les dénis n’est pas aisé. C’est le travail de la connaissance, de l’éducation.
Vous appelez à la révolution. De quelle révolution s’agit-il ?
Nos sociétés ont besoin d’une révolution culturelle – changement des mentalités et des comportements – et d’une révolution épistémologique – changement de façons de penser et de concevoir intellectuellement –, la dialectique entre les deux n’étant pas linéaire. Or, cela est antinomique de la morale utilitariste capitalistique qui revient à dire : « Agis seulement à la condition d’être gagnant. » C’est à l’encontre de ces pseudo-éthiques du résultat – de la rentabilité, en fait – que les vraies révolutions naissent.
Le rassemblement national né en réaction aux attentats contre Charlie Hebdo peut-il accélérer cette révolution culturelle ?
Il est de notre devoir, en tout cas, de mettre au service de ce changement l’événement Charlie. Car là encore, aucune accélération n’est évidente. Rendre ce mouvement durable et créateur, ce sera le défi constant des nouvelles générations. —
Cynthia Fleury en dates
1974 Naissance à Paris
2000 Soutient sa thèse de doctorat en philosophie « La métaphysique de l’imagination »
Depuis 2009 Membre de la cellule d’urgence médico-psychologique du Samu de Paris
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