Emmitouflée dans sa parka rouge, cette nuit de décembre 2013, Ioulia Marouchevska n’a pas eu le luxe de répéter son texte. « Je l’ai écrit en vitesse juste avant le tournage, qui a duré une vingtaine de minutes. Il faisait -25°C, on ne pouvait pas rester debout sans bouger très longtemps », se souvient aujourd’hui l’étudiante ukrainienne de 25 ans.
Simple, tranchant, ému, son appel au soutien international contre la corruption du gouvernement et la répression policière des manifestations pro-européennes embrase aussitôt les réseaux sociaux. « Je suis une Ukrainienne, originaire de Kiev, je suis aujourd’hui place Maïdan, au centre de ma ville (…), y lance-t-elle en anglais, le regard inquiet. Je veux que vous sachiez pourquoi des milliers de gens dans tout mon pays sont descendus dans les rues. Il n’y a qu’une seule raison : nous voulons nous libérer de la dictature. (…) S’il vous plaît, partagez cette vidéo. »
Enlèvements d’opposants
Diffusée en février 2014, la séquence d’à peine deux minutes tourne plus de 3 millions de fois en une semaine sur Youtube, devenant « la vidéo la plus influente de la révolution », selon les mots de la BBC. Elle affiche aujourd’hui plus de 8,2 millions de vues.
Quand elle se poste devant la caméra, Ioulia Marouchevska milite depuis déjà sept mois sur la place Maïdan, centre névralgique de la révolution ukrainienne. Avec sa famille, elle prête main-forte aux lignes téléphoniques d’urgence et à l’hôpital. « Au fil des semaines, j’ai ressenti de plus en plus de frustration face au manque de considération de l’étranger et à la désinformation autour des événements. J’ai voulu montrer que nous étions juste des humains normaux souhaitant une vie normale. »
Tournée à l’initiative du réalisateur américain Ben Moses, dont Ioulia a été l’interprète sur un précédent tournage, la vidéo est mise en ligne le 10 février 2014, entrecoupée d’images des protestations. Au même moment, la répression policière se durcit : les enlèvements d’opposants se multiplient et le mouvement Euromaïdan compte ses premières victimes. Au pied des arbres de la place troués par les balles, à la fin du mois de janvier, les photos des « martyrs » commencent à fleurir. La vidéo « I am a Ukrainian » (« Je suis une Ukrainienne ») atterrit sur les réseaux sociaux au moment même où l’attention des médias internationaux se porte sur les morts de Kiev. Trilingue, légitimée par les réseaux sociaux, Ioulia devient le visage militant de la révolution, aux Etats-Unis, en Grande-Bretagne et dans les pays nordiques.
« Avant la révolution, je n’étais pas engagée politiquement, souligne l’étudiante. La politique m’ennuyait, elle était remplie d’oligarques et de voleurs qui ne faisaient que diviser notre pays. J’étais une personne normale, je participais seulement à des projets culturels et éducatifs à l’université, mais je n’étais pas du tout active dans un parti. Un jour, la politique vient à toi. C’est ce qui m’est arrivé. » Depuis, elle enchaîne les plateaux de télévision américains et les forums citoyens, à New York, à l’université de Stanford (Etats-Unis) ou au Forum de la liberté d’Oslo (Norvège).
Quand la contestation pleure ses victimes (82 morts et 622 blessés, au 20 février), elle partage son temps entre l’université et la place Maïdan. Trop préoccupée par l’action sur le terrain, Ioulia assure n’avoir pas pris immédiatement la mesure du succès de son film. « Ce n’était pas le moment, confie-t-elle. Je rentrais chez moi à 4 heures du matin et je n’arrivais pas à dormir. J’espérais juste que la vidéo fonctionnerait. »
Ioulia se rend presque quotidiennement sur la place endeuillée, que sa mère, médecin en laboratoire, rejoint tous les soirs après le travail. Entre les barricades, la contestation est tour à tour politique, militaire, poétique. Réunions, discours, concerts, Maïdan est devenu un village. « Il y avait une cuisine, un centre d’information, une chapelle, une bibliothèque, raconte-t-elle. Cet hiver-là, nous avions le travail, la maison, et Maïdan. »
« Je ne suis personne »
Au moment du tournage de la vidéo, Ioulia Marouchevska exige du réalisateur qu’il ne révèle pas son identité, « par sécurité. Tous les jours, il y avait de nouveaux enlèvements. J’ai organisé une exposition artistique à l’université et l’un de mes invités a été kidnappé ». Si elle refuse de donner son nom, c’est aussi pour ne pas être accusée de faire « de la communication. Je suis quelqu’un, mais je ne suis personne. Je suis une Ukrainienne comme des milliers d’autres ». La précaution ne suffira pas à éviter les attaques de militants pro-russes, qui taxent Ioulia Marouchevska et ses amis d’atlantisme et d’« arnaque », sur plusieurs sites Internet. Le réalisateur Ben Moses, soutenu par le prince Hicham du Maroc, petit-fils « pro-démocratie » du roi Mohammed V, est accusé de travailler pour le Service d’Etat américain.
Très vite, l’Ukrainienne se rend compte que l’anonymat peut avoir l’effet inverse de celui recherché. « Il était devenu suspect, donc dangereux, d’être anonyme, explique-t-elle. Je ne fais pas de propagande, j’exprime juste ce que je ressens. Pourquoi mon message a-t-il eu autant de succès ? Peut-être parce que les gens ont été sensibles au discours à la fois politique et romantique que j’y portais. Et c’est tant mieux. »
Ioulia Marouchevska en dates
1989 Naissance à Kiev (Ukraine)
2013 S’inscrit en doctorat de littérature à l’université Taras-Chevtchenko de Kiev
2014 Publication d’« I am a Ukrainian » sur Internet
L’impact
Sa vidéo a été vue plus de 8,2 millions de fois sur Youtube
Elle a été partagée par près de 100 000 internautes dans 230 pays.
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