Avec Sacrée croissance ! [1], Marie-Monique Robin offre un pendant complémentaire à son film du même nom diffusé sur Arte le 4 novembre voir notre brève chronique. Si elle garde pour cible la croissance et ses méfaits sur notre société, la journaliste-réalisatrice invente, pour cette version écrite, une uchronie. Nous voilà projetés en 2034, vingt ans après un (in)espéré sursaut médiatique et politique face à la menace du dérèglement climatique. Là se construit joyeusement une société post-croissance très largement inspirée des initiatives concrètes imaginées par des lanceurs d’avenir du début du XXIe siècle : agroécologie, villes en transition et monnaies locales…
Terra eco : Depuis votre film précédent, Les Moissons du Futur, vous avez changé de ton. Des films-enquêtes qui dénonçaient des pratiques, vous êtes passée à la description d’alternatives positives. Pourquoi ?
Marie-Monique Robin : Il était temps de répondre à la question : « Peut-on faire autrement ? » C’est une question qu’on me posait souvent après que j’ai dénoncé le système agro-industriel (voir notamment Le monde selon Monsanto et Notre poison quotidien, ndlr). Avec Les Moissons du Futur, j’ai commencé à répondre à cette question. C’est aussi parce que je me suis vraiment rendu compte depuis quelques temps que nous étions à un tournant qui fait que… – comment dire ça sans paraître trop brutale – on va vers l’effondrement de la civilisation occidentale. Il y a le dérèglement climatique, le pic pétrolier, le pic gazier, etc. Je n’avais pas réalisé à quel point c’était largement engagé. J’ai beaucoup défendu les lanceurs d’alerte. Je continuerai de le faire. Mais vu l’urgence de la situation dans laquelle nous sommes, il est important aujourd’hui de soutenir les lanceurs d’avenir. Tous ces gens qui montrent un nouveau chemin.
Vous commencez votre nouveau film et votre nouveau livre par un constat économique…
Oui, je retrace l’histoire de la croissance, cette grande idéologie entretenue depuis l’ère industrielle jusqu’à nos jours. Comment en est-on arrivé à ce dogme puissant qui fait que tous les matins vous allumez la radio et on vous dit : « La croissance va revenir, la croissance, la croissance… » ? Je raconte pourquoi c’est une impasse, pourquoi elle ne reviendra pas, la croissance, et quelles sont les alternatives qui formeront la société post-croissance.
Je rends hommage à tous ceux qui ont lancé le mouvement de la décroissance, parce qu’ils ont été très courageux de le faire à un moment où c’était vraiment tabou. Mais si on veut rallier plus de gens, ne disons pas « décroissance ». Ça évoque l’austérité, les sacrifices. Non, la société post-croissance est désirable. Avec le « post », l’idée c’est de dire : « On passe à autre chose. La croissance n’a été qu’une parenthèse, une courte parenthèse finalement au regard de l’histoire de l’humanité. »
Vous dites qu’il faut une stabilisation de la croissance et, surtout, qu’il faut arrêter de se focaliser sur le PIB comme outil de mesure du développement ?
Il faut renouer avec la conception des classiques, ces économistes britanniques du XVIIIe et XIXe siècles : les Adam Smith, John Stuart Mill. Ces auteurs, je les ai lus pour la première fois de ma vie. Ils ont dès le départ considéré qu’il y aurait des limites au développement, que l’accroissement de la production servait à atteindre un certain niveau de bien-être pour le peuple souverain, mais qu’il fallait ensuite tendre vers un état stationnaire. Les néoclassiques – qui continuent d’inspirer tous les économistes contemporains – ont manipulé cette pensée. Si les économistes classiques considéraient qu’il y a trois facteurs à la production : la terre – au sens large de ressources –, le capital et le travail, pour les néoclassiques, il n’y a plus que le capital et le travail. Pour eux, on peut substituer les ressources par autre chose : du capital, de la technologie, etc.
On comprend mieux comment on est arrivés à un système qui ne prend plus en compte les ressources, les hommes… C’est ce qui se passe avec le PIB. Un naufrage au large des côtes de Bretagne, c’est bon pour le PIB, parce qu’il va falloir décontaminer, nettoyer, etc. Alors que tous les bénévoles qui viennent donner un coup de main ne sont pas comptabilisés. Le PIB, c’est un outil. Il peut continuer à exister, mais pas tout seul. Il nous mène dans l’impasse. Tant qu’on ne tiendra pas compte du patrimoine naturel, social, on ira vers l’épuisement des ressources. Il y aura de plus en plus de déchets, de chômage, de plus en plus de pauvres…
Vous construisez votre société post-croissance fictive autour d’initiatives qui existent déjà. Mais vous dites aussi que ces initiatives ne sauraient se passer d’un Etat fort.
Oui, des initiatives locales montrent déjà aujourd’hui ce que pourraient être les vertus de cette société post-croissance. Une société basée sur la relocalisation des consommations et des productions, notamment dans le domaine de l’alimentation. Basée aussi sur la relocalisation de la production énergétique à travers une démarche de service et enfin fondée sur la relocalisation de l’argent, à travers l’expérience des monnaies locales. Voilà les trois piliers de cette société post-croissance dans laquelle les humains échangeraient plus, répareraient les objets… C’est une société du prendre soin. Evidemment cette transition est déjà beaucoup à l’œuvre du point de vue local, mais il faut qu’elle soit plus large que ça. On a besoin d’un Etat qui mette des moyens, qui fasse les bons investissements. Pour la rénovation thermique, c’est beaucoup mieux d’avoir un dispositif qui l’accompagne plutôt que de se battre tout seul dans son coin pour y arriver. En clair, on a besoin d’un Etat qui joue son rôle et qui soit plus fort qu’aujourd’hui.
Et le seul Etat qui, selon vous, remplisse ces conditions, c’est le Bhoutan !
Pourquoi eux ? Quand on le demande aux experts qui ont participé au rapport remis par le Bhoutan aux Nations unies [2] – les Tim Jackson, Richard Heinberg, William Rees qu’on voit dans mon film –, ils répondent : « C’est parce qu’ils ont un roi très éclairé ». L’avantage du roi dans ce cas-là, c’est qu’il n’est pas tenu par sa réélection, il a une vision pour son pays, pour son peuple. Le problème des politiques actuels, c’est qu’ils n’ont pas de vision. Ne penser qu’à sa réélection, ça ne permet pas de faire la transition. Moi, si j’ai choisi la date de 2034 dans mon livre, c’est parce qu’il faut vingt ans pour planifier. On ne va pas, du jour au lendemain, émettre zéro gaz à effet de serre, réduire l’industrie automobile ou l’agroalimentaire à leur portion congrue. On ne peut pas tout transformer d’un coup sans risquer la rupture d’approvisionnement. Or, personne dans le système politique actuel ne prendra des mesures qui auront un effet dans vingt ans. Notre système est basé sur la courte vue.
Les décisions pourraient peut-être mieux fonctionner à un niveau supranational. Les Conférences internationales sur le climat organisées sous l’égide de l’ONU, les fameuses COP, sont faites pour ça, pour aller au delà du mandat électoral…
Oui, mais il y a une forte offensive sur l’ONU actuellement. Tous les rapports – sur l’agroécologie, le climat, le développement – sont là, mais ça piétine. Les multinationales ne lâchent pas. Pourtant, ces patrons de multinationales, ils ont des enfants comme moi. Comment pensent-ils qu’ils éviteront l’effondrement ? Ils sont tellement dans la vision à court terme qu’ils vivent dans une bulle.
C’est intéressant de voir qu’il y a une constante dans toutes les civilisations qui se sont effondrées, aussi bien l’île de Pâques, les Mayas, les Assyriens… La constante, c’est la survenue d’un problème climatique grave – une grande sécheresse en général, sur plusieurs décennies –, puis un problème de destruction de l’environnement et enfin un souci avec des élites trop dans le paraître, le bling-bling. Sur l’île de Pâques, ils ont abattu tous les arbres parce qu’il fallait des rondins pour transporter des statues de plus en plus grandes pour leurs chefs de clan. Les Mayas, ils passaient leur temps à guerroyer et à construire des palais magnifiques. Ils n’ont pas vu que la sécheresse menaçait. Ils avaient des élites à côté de la plaque. Aujourd’hui, c’est pareil. Nous sommes dans un système où on a un grave problème climatique et des élites à côté de la plaque, vraiment.
Une conférence comme celle qui doit se tenir l’an prochain sur le climat à Paris, ça a quand même du sens, selon vous ?
Bien sûr. Si j’ai décidé de me balader avec mon film partout et d’encourager les gens, c’est parce que je veux vraiment que ça bouge. Il faut qu’on fasse pression pour que cette conférence ne reproduise pas ce qui s’est passé à Copenhague (en 2009, ndlr). On va vers l’effondrement s’il se passe rien, sérieusement et rapidement. Ce qui se prépare est terrible. Et pas dans trois mille ans. Même moi qui ai 54 ans, si je vis encore vingt ou trente ans, je vais le voir, mes enfants vont le voir. Il faut des accord internationaux. Il faut un signal politique international qui dise : « Arrêtons ! ».
OGM, agroécologie, changement climatique, à chaque fois, on a l’impression que, quand vous vous saisissez d’un sujet, vous lisez tout sur tout…
C’est mon rôle de journaliste. C’est comme ça que je le vois. Je suis une passeuse, moi. Pour me faire un avis sur le changement climatique, il faut que je lise 200 ou 300 études, sinon je n’ai pas d’avis sur la question. Si Albert Londres était là aujourd’hui et voyait comment l’humanité a été capable de transformer la délicate chimie de l’atmosphère, de l’océan, il dirait : « La plume dans la plaie, oui, mais maintenant, il faut surtout montrer comment faire autrement ». Dénoncer, ce n’est plus suffisant. Il nous incombe à nous, journalistes – n’oubliez pas qu’on est le quatrième pouvoir –, de faire en sorte qu’on n’aille pas vers l’effondrement. Quand j’ai commencé il y a trente ans, je voulais changer le monde, mais je pensais que ce serait pour dans trois mille ans. Jamais je n’aurais imaginé que ce serait pour mes enfants. Jamais.
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