Une poignée d’adolescents font les cent pas sur le bord du terrain. Ils attendent leur tour pour « rentrer ». Il n’y a que douze places pour une vingtaine de mômes. Et un terrain. 500 m2 de terre argileuse divinement aplatie à flanc de colline. Face nord, la forêt de Yeka, chargée d’eucalyptus longilignes. Face sud, une vue plongeante sur Addis-Abeba, la capitale de l’Ethiopie. Le cuir, usé par ses années de bons et loyaux services, passe de pied en pied. En un éclair, il s’envole au fond des cages imaginaires. Une pierre et un poteau de bois. Sans filet, sans ligne blanche. « Gooooooal ! » L’attaquant célèbre son but d’une glissade dans la boue. Sur le bord du terrain, Mario Balotelli observe. Le poing levé, imprimé sur un sac en toile. Le regard déterminé. Le ballon roule. Un gamin va le ramasser.
Rêves d’Europe
Il est 15 heures. La cloche de l’école Kokebe sonne la fin des cours. Une nuée d’uniformes vert bouteille déferle. Les collégiens remontent le chemin caillouteux qui mène vers Yeka, un quartier du nord de la capitale. Une armée de cartables à l’effigie des grands du football mondial. Mario Balotelli, Thierry Henry, Wayne Rooney, Cristiano Ronaldo. Un tropisme flagrant pour le championnat anglais, qui rythme les week-ends de ces écoliers. Ils vont rejoindre les « grands ». Ceux qui ne vont plus à l’école, mais qui n’ont pas encore abandonné leurs rêves d’Europe. Lul, lui, y tient, à son rêve. A 17 ans, il est obsédé par le ballon rond. « Le football, c’est pas un passe-temps. C’est pas pour s’amuser. C’est mon objectif. » Le maillot de l’équipe nationale, il le porte avec fierté. Il pense à Adane Girma, l’attaquant des Walyas, surnom des internationaux éthiopiens. Son regard ne faiblit jamais. Sa moustache naissante ne frétille pas, même après avoir couru des heures derrière une balle. Il s’entraîne tous les soirs. Le dimanche, toute la journée. Ce dimanche justement, c’est fête religieuse. Sainte-Marie est célébrée. Les icônes du Christ décorent les alentours du stade improvisé. Le terrain s’est métamorphosé en marché aux moutons. Une dizaine de bergers monnayent leur bétail pendant qu’au fond, sur une parcelle réduite, une vingtaine de jeunes s’arrachent la balle. Mesfin est le coach de l’équipe. Une bande de copains du quartier qui fatiguent leurs sandales toutes les semaines. « Avant, j’étais bon. Très bon ! Les jeunes me supportaient. C’est eux qui m’ont demandé d’être leur entraîneur. » Le gang des maillots éthiopiens a élu son leader. Mesfin observe ses jeunes poulains. Il n’a que 22 ans, mais il a passé un âge où l’on parle d’avant. « A mon époque, les jeunes jouaient comme ça, juste pour s’amuser. Le football éthiopien était mauvais. Ça ne faisait pas rêver. Maintenant, l’équipe nationale est de plus en plus forte. Les joueurs sont des héros. Même les parents soutiennent leurs enfants pour qu’ils se fassent une place dans ce monde. »« Pourquoi pas moi ? »
Lui a laissé tomber. Il est devenu « réaliste » et cherche un « vrai » travail. Il est trop vieux pour être approché par un club. « Mon joueur préféré, c’est Lionel Messi. Ce type, il a été repéré tout jeune. Il venait de rien, et il a été recruté. Aujourd’hui, il joue à Barcelone. Alors mes gars, ça les fait rêver. Ils se disent : “ Pourquoi pas moi ? ” » Mesfin porte un maillot à l’effigie du Real Madrid. Son pantalon affiche le symbole du Barça. Une hérésie pour un Espagnol. Comparé aux clubs européens, le football des rues d’Addis-Abeba est anarchique. La seule règle est de jouer. Quand on te le dit. Aujourd’hui, les plus jeunes regardent les grands. La loi du plus fort. Les moins de 11 ans attendent leur heure.A côté du terrain, près du fossé et des herbes que les bergers font brûler. Ils se battent pour une balle en lambeaux, pliée en deux. Les juniors ont leur propre équipe. Des bambins de 1,20 mètre. L’un arbore un maillot de Chelsea. Un groupe de grands dadais jouent les leaders. Ils ne sont pas Ethiopiens, mais Sud-Soudanais. Kim a quitté son pays quand il était tout jeune. Il a 11 ans aujourd’hui. Parle amharique comme ses copains. Il dirige l’équipe des « petits ». Pour ce garçon au visage stoïque, « le football n’est qu’un loisir. C’est un jeu, c’est tout ». Et tout le monde y participe. Qu’importent les origines. Il n’y a pas de règles. Pendant les matchs à six contre six, aucun joueur n’est figé à une position. Chacun passe d’attaquant à défenseur, au gré des mouvements de la balle.
Au milieu des moutons
« Avant, on jouait avec des filles, se souvient Mesfin. Mais elles ont décidé de partir sur un vrai terrain en ville. Nous, on préfère rester là, sur notre colline. L’air y est meilleur. » Qu’importe qu’ils jouent dans la boue, au milieu des moutons et des bouteilles en plastique. « C’est notre quartier. On joue avec les mêmes copains depuis dix ans. On a tous grandi ensemble. » Abel a réussi à intégrer un « vrai club » de quartier avec terrain, entraîneur et maillots. Mais il veut déjà jeter l’éponge. « On lui dit que c’est une super occasion. Qu’il apprend beaucoup là-bas. C’est un gars très doué », s’acharne Mesfin, le ton paternel. Mais Abel est têtu. « Dans mon club, ils financent le ballon et c’est tout. Le matériel, c’est pour notre pomme. Cet après-midi, on a match. Je leur ai dit : “ Si on perd, je m’en vais ”. Je veux retourner jouer ici. Ma vie est ici. » Même si ici, il n’y a rien. A part une vingtaine d’adolescents rêveurs, qui valent tous les stades, toutes les pelouses entretenues, tous les gradins confortables.« Quand j’étais jeune, je jouais là, sur la route asphaltée. Mes genoux s’en souviennent, sourit Mesfin. Puis on est venu jouer ici avec mes copains. » Les copains. Le gang de footballeurs amateurs. « Pendant la Coupe du monde, on se retrouvera dans un bar qui diffuse les matchs. » Mesfin soutiendra l’Argentine, pays de naissance de son favori, Lionel Messi. Même s’il répète être « trop vieux pour avoir des ambitions », Mesfin, avec ses « gars du quartier », oubliera la réalité pendant quatre-vingt-dix minutes. —
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