Impassible, en dépit du froid mordant de l’hiver polonais, Gosia a les yeux rivés sur son livre, Learn English in Twenty Lessons (Apprendre l’anglais en 20 leçons). La jeune fille de 23 ans, secrétaire dans une entreprise d’import-export de Varsovie, patiente à un arrêt de tramway. Sa journée de travail terminée, « l’essentiel commence » pour elle : apprentissage de l’anglais, seule, puis cours d’informatique dans l’une des nombreuses écoles supérieures privées de la ville. « Dans six mois, pfft ! C’est le grand départ, direction Dublin. » Une de ses cousines y est déjà, serveuse dans un pub. Gosia compte sur elle pour la loger, le temps de trouver du travail. « Ce ne devrait pas être long, estime-t-elle. Quoi que je trouve, je serai toujours mieux payée qu’ici. Ma cousine gagne 800 euros par mois, moi 350. Alors pourquoi hésiterais-je à partir ? »
Comme Gosia, des milliers de Polonais misent aujourd’hui sur l’étranger pour faire fortune. D’après les chiffres officiels, 1,1 million de personnes – sur une population de 38,4 millions – se sont ainsi expatriées depuis l’entrée du pays dans l’Union européenne le 1er mai 2004. Mais certaines estimations, tenant compte des migrations clandestines, évaluent les départs à 2 millions. Destinations phare : le Royaume-Uni et l’Irlande qui, avec la Suède, ont ouvert sans restriction leur marché du travail aux membres est-européens dès le 1er mai 2004. Les Polonais seraient ainsi entre 250 000 et 500 000 à Londres, et près de 150 000 à Dublin.
Le 1er mai 2006, l’Espagne, le Portugal et la Finlande ont à leur tour ouvert leur marché du travail, mais les Polonais y sont encore peu nombreux. Au sein des pays qui ont maintenu des restrictions, seule l’Allemagne draine un nombre important de Polonais, essentiellement employés dans l’agriculture saisonnière. La France a, elle, ouvert ses portes pour 62 métiers, notamment dans le bâtiment, la mécanique et l’hôtellerie-restauration. Certains ont eu beau prédire une « invasion » des plombiers polonais, celle-ci n’a pas eu lieu. L’Hexagone attire finalement assez peu les jeunes de là-bas.
En Pologne, le taux de chômage dépasse les 15 % – 35 % pour les 18-24 ans – et le salaire moyen atteint 660 euros… alors qu’il suffit de passer une frontière pour gagner deux, trois, voire dix fois plus selon les secteurs. Résultat, l’Ouest fait rêver un nombre croissant de personnes, jeunes diplômés en tête. Selon les derniers sondages, 26 % des Polonais envisagent un départ à l’étranger, la proportion dépassant 50 % parmi les 18-24 ans. Le ministère du Travail recense aujourd’hui plus de 1 600 agences proposant des postes hors de Pologne. Et les cours privés d’anglais, se multiplient.
« L’anglais plus vite qu’en Angleterre », promettent les prospectus distribués à chaque coin de rue à Varsovie. Les employeurs occidentaux viennent même recruter directement sur place, organisant régulièrement des bourses à l’emploi dans les grandes villes. Les Polonais qui veulent partir ont à peine besoin de chercher. Une école privée vient même de se créer à Varsovie pour former les médecins et les dentistes qui pourront émigrer à Londres !
Pseudo agences de placement
Les petites annonces des journaux fourmillent d’offres, et il existe même des publications spécialisées, comme le magazine Vivre et travailler à l’étranger créé il y a deux ans, qui, tous les 15 jours, liste les conseils pour les postulants au départ et propose un millier de postes à l’étranger. « Partout vous pouvez gagnez mieux que chez nous », proclame l’édito. Selon le responsable de la publication, Marcin Bando – par ailleurs archéologue –, offres et demandes vont croissant : « Nous sommes contactés tous les jours par des agences et des entreprises de l’Ouest, et pour chaque annonce, nous recevons des centaines de réponses. Certes, les ouvriers qualifiés du BTP, et le personnel d’aide à domicile sont très recherchés. Mais même les personnes non qualifiées peuvent facilement trouver un travail payé 800 à 1 000 euros, alors qu’ici le salaire minimum est de 250 euros ! Sans parler des diplômés du supérieur, qui sont quasi sûrs de pouvoir partir. »Pour les plus diplômés des candidats à l’émigration, le départ vers l’Europe de l’Ouest tient effectivement souvent ses promesses de « vie meilleure ». Comme pour Ania, médecin dans un hôpital londonien, qui gagne aujourd’hui 3 500 euros par mois alors qu’elle était payée 300 euros pour un poste équivalent à Varsovie. Ou pour Pawel, informaticien à Dublin, qui touche 4 000 euros par mois, sans compter l’appartement de fonction de 80 m2. « Les plus qualifiés vivent très bien, pour les autres c’est parfois plus dur », commente Kaziz Anhalt.
Ce jeune polonais de 31 ans, émigré à Dublin depuis cinq ans, a enchaîné une quinzaine de petits jobs, avant d’être recruté par le principal syndicat irlandais, Siptu. Il y est chargé d’informer la communauté polonaise sur la législation du travail. « J’ai vu plus d’une fois des migrants, Polonais ou non, exploités. Des caissières de supermarché ou des ouvriers travaillant 12 heures par jour, 6 jours sur 7, pour 250 euros, ou d’autres grugés par des pseudo-agences de placement », confie-t-il. Mais dans l’ensemble, constate-t-il, « les Polonais, même non qualifiés, gagnent nettement plus ici que chez eux ».
5000 médecins ont déjà pris la poudre d’escampette
Forts d’une vieille tradition d’émigration, les Polonais se sont tout d’abord réjouis de ces opportunités d’emploi offertes par les pays ouest-européens. Mais depuis peu, l’ampleur des départs commence à faire débat, car dans certains secteurs et certaines régions, les entrepreneurs polonais peinent à recruter. Selon le principal syndicat de médecins, l’OZZL, plus de 5 000 praticiens auraient déjà quitté le pays. Dans le secteur de la construction, il manquerait plus de 150 000 ouvriers spécialisés. Même pénurie sur les chantiers navals de Gdansk, chez les informaticiens, les ingénieurs, les infirmières… Et dans certaines régions, c’est même l’hémorragie. C’est le cas notamment de la région de Wroclaw, la Basse-Silésie, où les plus qualifiés, ouvriers ou diplômés du supérieur, partent les uns après les autres, note Justinia Frelak, experte à l’Institut des Affaires publiques.Même les multinationales, qui se sont installées là en nombre, ont du mal à recruter en dépit de salaires élevés. La situation va-t-elle aller en s’aggravant ou les émigrés rentreront-ils au pays ? Pour le moment, les paris sont ouverts. Une augmentation substantielle des salaires pourrait certes freiner les départs, mais elle n’est pas encore au rendez-vous. En attendant, la Pologne commence à embaucher… à l’Est ! Les Ukrainiens seraient ainsi entre 200 000 et 300 000 à travailler dans le pays, pour l’essentiel clandestinement, surtout dans le bâtiment et l’agriculture. Et les hôpitaux pourraient sous peu être eux aussi contraints de faire appel à eux. « Reste à savoir, sourit Justinia Frelak, si les Polonais verront d’un bon œil leur plombier… pardon, leur médecin ukrainien ! »
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