« Les technologies apportent une satisfaction immédiate, jusqu’à saturation »

Jean-Jacques Delfour est professeur de philosophie à Toulouse, enseignant à la faculté de droit de Toulouse. Il est l’auteur de Télé, bagnole et autres prothèses du sujet moderne (Essai sur la jouissance technologique), éd. Erès, 2011.

Terra eco : Comment qualifier l’unanimité des réactions après la disparition du fondateur d’Apple ?

Jean-Jacques Delfour : Faisons comme si cette unanimité n’était pas imaginaire. Quelques hypothèses. Elle peut dériver du fait que bien des journalistes utilisent des Macintosh. Plus probablement, elle provient de la réussite d’une propagande commerciale efficace, bien conçue et rodée durant deux décennies, dont le principe est simple : présenter des innovations techniques très locales, en réalité mineures, comme des miracles magiquement issus du cerveau d’un seul homme. Cette fable du génie solitaire ne résiste pas à l’analyse (Steve Wozniak est le premier d’une longue liste de collaborateurs) ; mais elle séduit car la génialité ne s’acquiert pas par le travail ou l’effort. Chacun est donc dédouané. Cet artifice bourgeois qui vise à naturaliser l’histoire et le travail sert aussi à éclipser tout le contexte : les autres techniciens, les chercheurs, les designers, les ouvriers, les commerciaux, tous ceux sans lesquels rien de ce que l’on attribue à Steve Jobs n’aurait jamais pu voir le jour ni se développer.

Nos sociétés sont-elles à ce point malades pour vénérer l’inventeur d’un téléphone ?

Cette vénération supposée n’est rien d’autre que l’effet social et convergent des pressions publicitaires et idéologiques. En outre, la notoriété de Steve Jobs tient peut-être à son aspect régressif. Toxicomane, obsessionnel, il est un adulte qui n’a pas honte de régresser en bricolant des technobidules superflus mais ludiques, en fermant les yeux sur leur aspect de dérision. Steve Jobs, mais il est loin d’être le seul, s’affirme par la revendication ouverte d’être toujours un enfant. Il promeut ce que beaucoup aimerait faire mais sans mauvaise conscience : il nie l’importance du monde réel, valorise les rêveries de fuite et aime la jouissance technologique.

Comment comprendre cette addiction à la technologie ?

La publicité est une technologie de propagande perfectionnée par deux siècles d’usages, d’essais et d’innovations. Plus largement, nos sociétés occidentales sont mobilisées par un vaste mouvement de substitution technologique. Un désir profond traverse nos pratiques : que le maximum d’activités humaines soit relayé par des technologies. Déplacement, travail, agriculture, sexualité, liens sociaux, médecine, politique, culture, etc., tous ces aspects de la vie humaine contiennent des résistances, suscitent des forces d’inertie, provoquent fatigues et déceptions. Le rêve de notre modernité est d’effacer ou du moins d’aplanir toutes ces aspérités naturelles, physiques, humaines et mentales. Cette obéissance technique du réel à nos désirs tyranniques constitue le fond de ce que j’appelle la jouissance technologique.

La quête de la technologie est-elle une religion pour nos sociétés ?

Une quête suppose un manque, un désir, de la frustration convertie en énergie. Les religions articulent une absence, une détresse et une souffrance, avec une présence divine salvatrice mais incertaine. Grâce aux technologies, je ne crois plus, je sais : j’obtiens réellement le résultat promis. Affectivement, les technologies apportent une satisfaction immédiate, jusqu’à saturation. En somme le contraire d’une quête ou d’une religion. De même que la marchandise actualise réellement la preuve d’amour, de même la technologie actualise une puissance indiscutable sur des morceaux de réel sans attendre indéfiniment, sans buter sur le vide du temps qui passe, sur le doute, la mortalité.

Comment analyser cette fascination pour une société qui a théorisé l’obsolescence programmée ?

Celle-ci est d’abord une ruse pour écouler le maximum de marchandise. L’intelligence devrait se révolter devant la mise au rebut d’une machine qui fonctionne très bien et à l’idée de cette arnaque habillée de mots savants. Cependant, la séduction du renouvellement est très forte. La substitution indéfinie des marchandises suggère une sorte d’impérissabilité fantasmatique mais agréable. La marchandise est résurrectionnelle. La programmation de son obsolescence protège l’acheteur de la déconvenue suscitée par le vieillissement de la marchandise. Détruisant, car consommer c’est détruire, des marchandises toujours neuves, la dégradation de son propre corps lui est moins sensible.

L’acte d’achat (des produits Apple) est-il la revendication d’appartenance à une tribu ?

Plutôt une pseudo-élite de jouisseurs hédonistes technologiques qui ont aussi les moyens. La marchandise « chère » permet un effet de distinction sociale dont la jouissance banale montre la soumission des prétendus originaux amateurs des marchandises Apple aux impératifs capitalistiques.