Dakar est entrée en surchauffe. Dans les rues de la capitale sénégalaise, plus de 30°C sur le thermomètre, mais aussi des barrages de pierres et de pneus en feu, des bâtiments publics incendiés. L’objet de ce brutal vent de révolte ? Les « délestages », ces coupures d’électricité de plus en plus fréquentes qui assombrissent le quotidien du pays. « Les gens sont fatigués par toutes ces coupures. Et comme nous sommes en période de chaleur, c’est devenu insupportable. Il était inévitable que les gens se regroupent pour protester », commente Lamine Diarra, secrétaire général du bureau exécutif régional à Dakar du Syndicat unique des travailleurs de l’électricité (Sutelec). Sans compter que ces délestages ont récemment pris une nouvelle tournure : auparavant programmés et annoncés dans la presse pour permettre à la population de s’organiser, ils sont, depuis quelques mois, passés en mode aléatoires et quasiment continus.
Deux jours sans électricité
« Ça part et ça revient, presque à chaque heure » , constate Amadou Tidiane Niang, responsable de laboratoire au Centre d’Études et de recherches sur les énergies renouvelables, à Dakar. Les gens sont parfois privés d’électricité jusqu’à deux jours consécutifs dans certaines zones. « On ne peut que regarder nos réfrigérateurs décongeler et attendre que l’électricité revienne pour se mettre à travailler. Sans énergie, sans courant, plus rien ne marche ! », poursuit-il. Dans ce contexte, la Senelec, la Société nationale d’électricité, en charge de la production et de la distribution d’électricité, a payé le prix fort : plusieurs de ses agences ont été mises à sac dans le pays.
Il faut dire que le secteur énergétique est à bout de souffle : faute d’investissements suffisants et adaptés sous le régime actuel (Abdoulaye Wade est président depuis le 1er avril 2000) et le précédent (Abdou Diouf, de 1981 à 2000), le déficit de production en électricité est devenu structurel. « Au tout début de son mandat, le régime de Wade a marqué des points en créant de nouvelles centrales diesel. Mais à côté de ça, il n’a pas entretenu les anciennes centrales pour continuer à répondre à la demande. Au final, ce qu’on a perdu en énergie est presque l’équivalent de ce qu’on a créé ! », analyse le syndicaliste de Sutelec.
Et si l’argent a manqué pour rénover les infrastructures, c’est parce que la Senelec a, entre autres, voulu jouer dans la cour du grand marché mondial de l’énergie. En achetant depuis 2003-2004 du combustible aux grandes compagnies pétrolières - qui pratiquent des marges bénéficiaires énormes - plutôt que de se fournir à prix stable auprès d’une compagnie partenaire choisie par appel d’offre, comme par le passé, la Senelec s’est parfois retrouvée à vendre aux particuliers de l’électricité à perte... ce qui a passablement vidé ses caisses. Ajoutez au tableau des soupçons de détournements d’argent et une croissance annuelle de la demande en électricité de 8 à 10%, et vous obtenez un pays où la question de l’énergie est une bombe à retardement. De l’aveu même du ministre de l’Energie, Karim Wade, le fils du Président, repris par l’Agence de presse sénégalaise, les « centrales peuvent s’arrêter à tout instant ».
Un plan de sauvetage de l’énergie... et du pouvoir
En mars 2010, un plan de sauvetage programmé pour 2011 à 2014 a été mis sur la table par le ministre. 650 milliards de francs CFA (près d’un milliard d’euros), des promesses de réhabilitation d’anciennes centrales, un décret interdisant l’importation d’ampoules à incandescence afin de faire baisser la consommation, un budget de 113 milliards de francs CFA (170 milliards d’euros) - le « Fonds Secteur Energie » - destiné à acheter le combustible manquant pendant quelques temps... « Certaines parties du plan sont intéressantes », reconnaît Lamine Diarra. D’autres, au contraire, soulèvent des critiques. « Des centrales mobiles (installées notamment par des opérateurs américains, ndlr) , tout juste installées, vont être louées pour augmenter les capacités de production en électricité. Mais on n’a pas vraiment quantifié ce dont on avait besoin, on a trop loué et ça va coûter cher. Tout cela n’est pas rationnel ! », poursuit-il.
Malgré ces insuffisances, ce programme d’urgence, baptisé « Takkal », semble indispensable : pour fournir un service de meilleure qualité aux Sénégalais... mais aussi pour s’attirer leurs faveurs à l’approche des futures élections présidentielles, prévues en février 2012. Lors d’un passage sur la Rts1, la télévision publique, le président de l’Assemblée nationale, Mamadou Seck, a même affirmé que le régime du président actuel devait à tout prix régler cette question de l’électricité, au risque de subir une campagne présidentielle difficile. « Ce défi » à relever, et les révoltes qu’il provoque, s’inscrivent dans un contexte tendu pour le pouvoir en place. La semaine passée, les Sénégalais étaient déjà descendus dans la rue pour s’insurger contre une réforme de la Constitution voulue par le président Wade. Celle-ci aurait pu assurer sa réélection dès le premier tour avec 25% seulement des suffrages, et aurait facilité l’accession d’un futur vice-président (entendez son fils...), au poste de président dans le cas du décès du vieil homme (à 86 ans officiellement, Wade sait ses jours comptés). « Le pouvoir a sous-estimé l’opinion publique, analyse Amadou Tidiane Niang. Celle-ci a changé, elle est capable de faire entendre sa voix. Ce n’est plus l’opposition, ni l’extérieur, qui s’exprime, c’est bel et bien la société civile, et plus particulièrement la jeunesse, très avant-gardiste sur les questions touchant à l’évolution de notre pays. »
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