Debout sur la terrasse de sa maison en bois, il se tait soudain. Devant lui, les rondeurs des Cévennes émergent de la brume. Derrière, l’aridité du plateau du Larzac et quelques brebis en liberté. José Bové tire longuement sur sa pipe et tranche : « Même s’ils ont la loi avec eux, ils ne sont pas légitimes. » C’est depuis son village de pierres et de lauzes de Montredon (Aveyron), épicentre de la lutte contre l’installation d’un camp militaire dans les années 1970, que le député européen est en train d’organiser la révolte. Le premier acte s’est joué fin décembre dans le petit village voisin de Saint-Jean-du-Bruel, où 300 personnes ont rejoint la première réunion publique sur le sujet en France. « Tout le monde veut des informations. De la vallée du Rhône jusqu’au Languedoc, ça s’agite de partout. » Contre qui ? Contre Total, GDF Suez et Schuepbach Energy, les trois principales entreprises qui s’apprêtent à explorer le sous-sol d’une zone de 15 000 km2 allant de Montélimar (Drôme) à Montpellier (Hérault) et qui remonte jusqu’au Larzac. Sous les pieds des habitants, espèrent elles, il y aurait du gaz. Des dizaines de milliards de mètres cubes de gaz naturel, formés il y a près de 20 millions d’années et pris dans des argiles à plusieurs centaines de mètres de profondeur. Les Américains l’ont baptisé « shale gas » ; traduction québécoise : « gaz de schiste ».
Dans le plus grand secret
Depuis quelques années, c’est une véritable ruée vers cet or gazeux qui a révolutionné le marché de l’énergie : en dix ans, les Etats-Unis sont devenus le premier producteur de gaz (devant la Russie), frôlant l’indépendance énergétique ! Mais ce gaz dit « non conventionnel » – car non contenu dans une poche géologique – a également réussi un autre prodige : celui d’éveiller à l’écologie une partie des administrations et des opinions américaines et canadiennes. La colère monte outre-Atlantique, où les riverains des puits assistent, impuissants, à la destruction des paysages, à la contamination de l’air et surtout de l’eau utilisée pour les forages. Le documentaire Gasland de Josh Fox, sélectionné au festival de Sundance 2010, a créé un vrai choc : on y voit des habitants mettant le feu à l’eau du robinet avec un briquet, tant celle-ci est chargée en gaz infiltré dans des aquifères endommagés. Aujourd’hui, cette « nouvelle » énergie fossile débarque en France. Dans le plus grand secret.
Cocktail « eau-produits chimiques »
C’est un Suisse, Martin Schuepbach, géologue de métier et ancien d’Exxon Mobil notamment, qui a ouvert le ban en 2007, en sollicitant un permis d’exploration du sous-sol auprès du ministère de l’Ecologie, imité in extremis par Total, quelques mois plus tard. Le 1er mars 2010, quatre précieux sésames sont délivrés. Mais depuis, rien. Officiellement, à peine quelques carottages et pas un seul forage. Dans quelques semaines, GDF Suez pourrait toutefois ouvrir le bal des « forages expérimentaux » dans la région de Villeneuve de Berg, en Ardèche. La société préparerait d’ailleurs des réunions d’information de la population. « Les données disponibles (dans ce secteur, ndlr) sont excellentes », confiait Martin Schuepbach en mai 2010 dans le Bulletin de l’industrie pétrolière. « Le potentiel gazier y est de plusieurs dizaines de milliards de mètres cubes », précisait même l’ingénieur suisse.
- Le village de Villeneuve de Berg, en Ardèche, où GDF-Suez va bientôt procéder à des forages expérimentaux. (crédit photo : Markus Braun)
Mais pour aller chercher le gaz naturel dans les entrailles de la terre, il faut un savoir-faire que les entreprises frenchy n’avaient pas encore acquis. L’alliance avec des entreprises américaines s’est donc avérée incontournable. Début 2010, Total a donc acquis 25 % de Chesapeake Energy, le leader mondial de l’exploration – pour 2,25 milliards de dollars (1,7 milliard d’euros) – afin d’opérer sur le permis dit « de Montélimar » (Drôme). GDF Suez a préféré un mariage à trois pour explorer le permis « de Nant » (Aveyron), s’alliant avec Schuepbach Energy et Dale, champion mondial du « forage en milieu urbain », comme l’annonce son site Internet.
La technique pour remonter le gaz à la surface est nouvelle, délicate mais surtout, désastreuse sur le plan environnemental. La « fracturation hydraulique horizontale », c’est son nom, consiste à provoquer des failles à l’aide d’un liquide envoyé à très forte pression, pour libérer le gaz pris dans la roche compacte, à environ 2 000 mètres de profondeur. Trois ingrédients sont nécessaires pour créer ces mini-séismes : des quantités phénoménales d’eau (entre 15 000 et 20 000 m3 par puits, soit 15 à 20 millions de litres), des produits chimiques et des microbilles de la taille de grains de sable, afin de maintenir ouvertes les failles créées par le liquide. Une partie de ce cocktail « eau-produits chimiques » est aspirée à la surface, en même temps que le gaz.
Impacts sur les yeux et la peau
L’eau est au cœur du problème. Aux Etats-Unis, elle est acheminée dans des camions-citernes qu’on compte par centaines, engendrant trafic sur les routes et pollution de l’air. Extraite du puits, elle doit être à nouveau transportée pour être stockée dans de gigantesques réservoirs. Certaines stations d’épurations municipales qui ont accepté de les retraiter dans leurs installations classiques ont eu de mauvaises surprises. Car cette eau est contaminée par les composés que renferme le sous-sol (métaux lourds, sel, éléments radioactifs, hydrocarbures, etc.), auxquels s’ajoutent les additifs utilisés pour faciliter la fracturation (plus de 500 ont déjà été recensés). Les usages de ceux-ci sont multiples : dissoudre les minéraux, limiter le développement de bactéries nuisibles au bon état des tuyaux, accroître la capacité de transport des fluides, « sécher » le gaz, etc.
Theo Colborn, spécialiste de santé environnementale et ancienne directrice scientifique du WWF aux Etats-Unis, a mis à jour une partie de leur composition : il s’agirait de perturbateurs endocriniens pour un tiers d’entre eux et de substances potentiellement cancérigènes pour un quart. Une majorité a des impacts sur la peau, les yeux et les systèmes nerveux, respiratoire, immunitaire ou cardiovasculaire (2).
Mais à profits exceptionnels, législation d’exception : en 2005, Dick Cheney, alors vice-président de George W. Bush et ex-pédégé de l’énergéticien Halliburton, aujourd’hui géant mondial du gaz de schiste, a fait voter une loi qui empêche l’EPA, l’Agence fédérale pour l’environnement, d’analyser les eaux utilisées pour la « fracturation » ! Début septembre 2010, devant la colère grandissante des riverains des puits, l’EPA a tout de même sommé neuf entreprises de révéler la composition des additifs. Mais Halliburton a peu ou prou refusé de s’exécuter… Côté canadien, même tableau inquiétant résumé par un éditorialiste québécois : « Sur le plan environnemental, le gaz de schiste est au gaz naturel ce que les sables bitumeux sont au pétrole. »
« On ne va pas travailler à l’américaine »
Evidemment, en France, la question de l’impact sur l’environnement ne pouvait être ignorée. Mais GDF Suez « ne désire pas s’exprimer pour l’instant », dans l’attente d’un accord juridique définitif avec Schuepbach Energy. Total affirme se pencher sur des « programmes de recherche pour améliorer le process ». Le ministère de l’Ecologie, qui n’a convoqué aucune réunion sur la question de l’eau, assure, lui, avec fermeté qu’« on ne va pas travailler à l’américaine ». Quid alors de l’utilisation massive d’eau ? De sa pollution ? Elle sera « prélevée dans des zones aquifères profondes et non potables, puis traitée avant d’être rejetée dans le milieu. Et les ingénieurs des compagnies pétrolières inventeront des techniques moins gourmandes en eau. » Dans un courrier à l’ex-ministre Jean-Louis Borloo, la direction de l’exploration et de la production des hydrocarbures estime, par ailleurs, qu’il faudra adopter « une attitude vigilante mais proportionnée dans la mise en œuvre de l’extraction ». Traduction sans détour d’un responsable du ministère : « Il ne faudra pas casser le projet industriel en imposant trop de normes environnementales. »
- En jaune sur cette carte : les périmètres des titres miniers donnant lieu à des permis d’exploration pour les gaz de schiste. (source : bureau d’exploration et de production des hydrocarbures - Ministère de l’Ecologie)
Car, comme le note Charles Lamiraux, responsable « exploration et production des hydrocarbures pour la France » au ministère, le pays est à un « carrefour historique de son histoire pétrolière ». La perspective d’accéder à l’indépendance énergétique, tant pour le gaz que pour le pétrole, se révèle presque miraculeuse et surtout sonne comme un appel irrésistible. « La recherche d’hydrocarbures en France, qui sont des ressources stratégiques, reste une priorité », confirme le géologue. Une « révolution silencieuse » – selon l’expression de l’ex-patron de BP – est donc en marche en France, comme en Allemagne, en Pologne, en Ukraine, en Hongrie, en Grande-Bretagne, en Australie et jusqu’en Chine. Le ministère de l’Ecologie et les entreprises en lice insistent : « Nous en sommes à la phase d’exploration. Personne ne sait encore quelles quantités de gaz renferme le sous-sol français et si cela sera rentable. » Pierre Batellier, porte-parole d’un groupement de citoyens canadiens opposés à l’exploitation du gaz de schiste, prévient malgré tout les Français : « Même l’exploration est loin d’être neutre au plan environnemental. »
José Bové regrette, lui, l’absence de débat public et exige comme l’ancienne ministre de l’Environnement, Corinne Lepage, le gel des explorations et la suspension des permis de recherche de gaz et de pétrole de schiste sur l’ensemble du territoire. « Comme pour le nucléaire, l’Etat a décidé seul, sans consulter les populations sur leurs besoins en énergie. Tant pis pour eux », conclut l’eurodéputé, bien décidé à croiser le fer contre cette énergie fossile et contre ceux qui veulent la libérer. A l’heure des énergies renouvelables et de l’engagement de l’Etat de diviser par quatre (1) les émissions nationales de gaz à effet de serre d’ici à 2050, le contraire aurait été surprenant. —
(1) L’engagement a été réaffirmé lors du Grenelle de l’environnement.
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----------------------------------------------------------------Du pétrole près de Paris ?
Des entreprises y exploitent déjà du « pétrole conventionnel » depuis de nombreuses années. Mais le pétrole de schiste – extrait sur le même principe que le gaz du même nom – attise également les convoitises. « Avec 100 milliards de barils estimés sous le bassin parisien, soit 150 ans de consommation annuelle française, le “peak oil” est remis en question ! », s’enflamme la Direction de l’énergie et du climat, dont le ministre de l’Industrie, Eric Besson, exerce une partie de la tutelle. Un enthousiasme apparemment partagé par les pétroliers, au vu de la bataille rangée pour obtenir le droit d’explorer la zone ! En lice notamment, l’entreprise Toreador, conduite par Julien Balkany, le demi-frère du maire de Levallois-Perret (Hauts-de-Seine), qui a pactisé avec le Texan Hess. Aux commandes de ce pétrolier qui a mis 200 millions d’euros sur la table pour forer la Beauce et la Brie, on trouve toute la galaxie George Bush Senior. « La Tour Eiffel va être métamorphosée en derrick géant », ironise, inquiet, l’eurodéputé José Bové. Les forages pourraient débuter dès le mois de février. Les opposants promettent, eux, de contrarier les travaux.France : les autres permis de gaz de schiste à l’étude
En plus du permis de Moselle (délivré à Elixir petroleum) sur 5360 km2, cinq autres permis sont à l’étude (pour un total de 24000 km2 !) :Provence (Queensland filiale de BG group), sud est France (1913 km2)
Brignoles (Schuepbach), sud-est France (6563 km2)
Valence (3Legs, présente en Pologne), sud-est France (5800 km2)
Lyon Annecy (Schuepbach) en concurrence avec Blyes (Realm) et Gex Sud (Egdon, Eagle, Nautical) (4850 km2).
Cahors (3Legs) dans le bassin du Quercy (5710 km2).
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