Dans une chronique récente, éloquemment intitulée « Pour vivre heureux (et polluer moins) vivons moins vieux », et publiée sur son blog Terra Eco, Frédéric Chomé propose une solution originale, et même surprenante, pour remédier au problème du déficit des retraites comme à celui des dégâts écologiques générés par le modèle économique dominant : la généralisation du suicide chez les personnes âgées. Bien que se défendant de prôner le scénario du film Soleil vert – dans lequel l’on peut voir une personne âgée s’asseoir dans un fauteuil confortable, entourée d’un écran circulaire où défilent des images bucoliques apaisantes, avant qu’on lui donne la mort et de ressortir, en bout de chaîne, en petits cubes verts destinés à l’alimentation des plus jeunes –, Frédéric Chomé n’est cependant pas loin du compte.
Dans son raisonnement, les personnes âgées constituent bien un fardeau économique, social et écologique pour des jeunes générations moins nombreuses et, surtout, moins chanceuses car confrontées à la croissance lente, au chômage de masse, au creusement des inégalités sociales et, bien entendu, à la dégradation accélérée de l’écosystème. Le mérite de cette analyse est de mettre le doigt sur l’originalité du débat sur les retraites : loin de ne relever « que » d’une grille de lecture classiste (ou marxiste si l’on préfère) qui oppose des groupes sociaux définis avant toute chose par leur richesse relative, il a le mérite de poser d’emblée le problème des inégalités entre générations.
Dans un livre déjà ancien mais qui a fait date, le sociologue Louis Chauvel avait montré, de nombreuses statistiques à l’appui, que la génération du baby-boom, celle des individus nés entre 1945 et 1955, peut être considérée comme « dorée » si on compare son destin collectif à celui de ses parents (nés dans le premier tiers du XXe siècle) et, surtout, à celui de ses enfants (nés dans le dernier tiers du siècle). En effet, les parents ont souvent connu les conséquences de deux guerres mondiales, en plus de celles de la grande crise des années 1930, alors même que le système de protection sociale demeurait embryonnaire. Déjà éprouvés par cette configuration historique, les plus âgés ont souvent connu la pauvreté à l’âge de la vieillesse puisqu’ils n’avaient pu cotiser suffisamment pour bénéficier d’une pension de retraite satisfaisante dans le cadre de la Sécurité sociale mise en place au sortir de la Seconde Guerre mondiale.
Les effets sociaux délétères des « Trente piteuses »
De même, les enfants des baby-boomers, nés à partir de la seconde moitié des années 1960, ont été confrontés, certes non pas à deux guerre mondiales, mais aux effets sociaux délétères des « Trente piteuses » sur le plan économique, dont nous sommes loin d’être sortis : chômage de masse, difficultés d’insertion sur le marché du travail, précarité et inégalités salariales accrues, renchérissement des prix du logement, multiplication des cas de déclassement social, etc.
L’actuelle réforme des retraites vient, en outre, prolonger la logique d’autres mesures qui ont passablement troué le filet de Sécurité sociale, qu’il s’agisse de l’assurance maladie (où l’accroissement du reste à charge fait exploser les phénomènes de renonciation aux soins pour des raisons financières), de l’assurance chômage (rappelons que moins d’un chômeur sur deux est indemnisé par Pôle emploi, les autres relevant des minima sociaux) ou encore de l’assistance (avec le durcissement du contrôle des bénéficiaires pour des prestations sous conditions de ressources qui comptent parmi les moins généreuses d’Europe).
Au regard de ces deux destins générationnels, les baby-boomers semblent avoir bénéficié d’une conjoncture exceptionnellement favorable : plein emploi, forte progression salariale, accès aisé à la propriété du fait d’une forte inflation et de revenus croissants, montée en charge de la Sécurité sociale. Plus généralement, cette génération née après-guerre a profité d’un privilège très enviable, sinon inestimable, celui d’un rapport optimiste à l’avenir : ses membres étaient convaincus que demain serait (encore) mieux qu’aujourd’hui, là où leurs enfants se battent pour ne pas descendre dans la hiérarchie sociale.
Que les baby-boomers remboursent leur dette
Pour Louis Chauvel, le constat est encore plus sombre : non seulement les baby-boomers ont connu une vie meilleure que leurs enfants mais, de surcroît, ils exploiteraient indûment ces derniers. Deux exemples pour illustrer ce diagnostic : ce sont les baby-boomers qui vendent ou louent à prix exorbitants les biens immobiliers qu’ils ont acquis facilement aux plus jeunes, aggravant le surendettement et les difficultés d’accès au logement de ces derniers ; en défendant les « avantages (sociaux) acquis » (sécurité de l’emploi, prestations sociales généreuses, etc.), dont ils profitent au maximum, ils enfoncent leurs enfants dans la précarité et le chômage. Parce que les porte-paroles syndicaux, politiques, associatifs appartiennent massivement à la génération d’après-guerre, soudée par des intérêts communs, les réformes actuelles auraient pour point commun leur visée de spoliation intergénérationnelle. Sur la base d’une telle analyse sociologique, la solution a priori provocante défendue par Frédéric Chomé devient audible voire, si l’on appartient – ce qui est le cas de l’auteur de ces lignes – à la génération « sacrifiée » des 30-40 ans, assez attrayante, tant elle satisfait l’aspiration à plus de justice, sinon une pulsion sourde de revanche. En mettant fin à leur propre vie de manière volontaire et anticipée, les baby-boomers passeraient enfin à la caisse et rembourseraient ainsi leur dette économique, sociale, écologique contractée à l’endroit de leurs descendants.
Et pourtant, ce n’est pas si simple. On passera évidemment sur la question de la praticabilité de la solution du suicide massif des plus âgés. On voit mal comment, en effet, des individus encore en bonne santé qui se sont distingués au cours de leur vie par leur égoïsme deviendraient tout d’un coup altruistes en mettant fin à leurs jours pour alléger le fardeau d’un groupe abstrait, celui des « générations futures ». Une telle solution serait mise en échec par le fameux paradoxe de l’action collective : tout individu rationnel a intérêt à laisser les autres membres du groupe assumer le coût – ici, exorbitant puisqu’il s’agit ni plus ni moins que de la vie – de l’action collective et à profiter des bénéfices en « cavalier clandestin » ; mais tous les individus faisant le même calcul, il y a de très fortes chances pour qu’il ne se passe rien. Il faudrait alors en venir à de sinistres solutions, déjà expérimentées dans des temps obscurs, et dans le film Soleil vert, du type euthanasie d’Etat, ce qui ne semble ni souhaitable ni faisable en l’état des mœurs, et c’est heureux.
Notre système de retraite n’est pas condamné à cause de la démographie
Plus sérieusement, l’allongement de l’espérance de vie, qui plus est en bonne santé, est une dynamique pluriséculaire des sociétés occidentales, avec des répercussions multiples : démographiques et économiques bien sûr, mais aussi sociales et culturelles. En un sens, les sociétés occidentales se sont prioritairement organisées de façon à permettre un tel recul de l’âge de la mort. Il s’agit d’une aspiration profonde en regard de laquelle l’altruisme supposé « spontané » des individus nés après-guerre risque de ne pas peser bien lourd.
Plus profondément encore, c’est le malthusianisme du partisan de la décroissance qui laisse perplexe. Frédéric Chomé entérine finalement les évidences qui forment la trame du sens commun de la réforme des retraites. Il y aurait une fatalité démographique (la baisse du ratio cotisants/retraités) et économique (la faible croissance) qui condamnerait inéluctablement notre système de retraite par répartition. Or ce n’est pas vrai. Le problème majeur auquel est confronté ce dernier est celui de la captation par la rente des gains de productivité réalisés depuis le tournant de la rigueur de 1982/1983. On le sait, la répartition de la valeur ajoutée s’est considérablement déformée en faveur des profits et aux dépens des salaires.
Dans un système financé par cotisations sociales, c’est-à-dire par du salaire socialisé, un tel rapport de force favorable aux actionnaires est forcément problématique. Il l’est d’autant plus que le manque à gagner pour les caisses de retraites est aggravé par le chômage de masse consubstantiel au capitalisme financiarisé : faute de débouchés suffisants, les profits alimentent non pas l’investissement productif mais la spéculation boursière, et, partant, les bulles puis les krachs.
Une consommation socialement obscène et écologiquement irresponsable
Par ailleurs, le creusement des inégalités salariales va de pair avec le développement d’une « classe de loisirs », pour parler comme Thorstein Veblen, qui se distingue par une « consommation ostentatoire » socialement obscène et écologiquement irresponsable (4x4, voyages en jets privés, construction de maisons luxueuses dans des sites naturels longtemps protégés, etc.).
A l’autre bout de l’échelle des revenus, les plus modestes doivent se rabattre sur des consommations tout aussi délétères pour l’environnement économique et social (produits bas de gamme fabriqués dans des pays où les normes salariales, sociales et écologiques sont quasi inexistantes, alimentation cheap produit par le complexe agro-industriel très polluant, etc.). Autrement dit, c’est la polarisation sociale, inhérente au modèle économique dominant, qui est le défi majeur pour notre écosystème.
Le célèbre épidémiologiste britannique Richard Wilkinson a bien montré pourquoi les sociétés égalitaires sont plus saines et, serait-on tenté d’ajouter, plus écologiquement responsables. Le creusement des inégalités favorise, en effet, l’égoïsme, les comportements antisociaux, le stress et l’anxiété, la violence et, finalement, dégrade l’état de santé de la population ; à l’inverse, plus une société est égalitaire, plus elle favorise l’altruisme, la civilité, la compréhension mutuelle, les rapports sociaux paisibles et, in fine, un meilleur état de santé de la population. On comprend aisément que la prise en compte des conséquences environnementales des modes de vie a plus de chance de se développer dans la seconde configuration que dans la première, comme le suggère l’opposition entre les Etats-Unis et les pays scandinaves. Mettre en cause la protection sociale et les services publics, leviers essentiels de la limitation des écarts de richesse, comme le propose le projet de réforme des retraites, revient donc à aggraver les inégalités sociales et, par conséquent, à démultiplier les pratiques les plus délétères aux plans social, sanitaire et écologique.
Les retraités ne sont pas des inactifs
Surtout, Frédéric Chomé semble assimiler les personnes âgées à un fardeau. Or là encore, il est piégé par les évidences brandies par la rhétorique réformatrice. Comme l’a montré le sociologue Bernard Friot dans un récent ouvrage qui a rencontré un important succès en librairie, les retraités ne sont certainement pas des inactifs, comme le suggère pourtant la nomenclature de l’Insee (Institut national de la statistique et des études économiques) ; tout au contraire, ils produisent de la richesse, mais une richesse qui n’est pas comptabilisée dans les indicateurs statistiques dominants (et productivistes) comme le PIB.
En effet, l’activité des retraités (garder les petits-enfants, se mobiliser dans les associations, etc.), à forte valeur ajoutée sociale, a pour originalité de se réaliser en dehors des relations de subordination caractéristiques du salariat. Entendues en ce sens, la cotisation sociale et la pension de retraite sont des inventions profondément subversives pour le capitalisme : il s’agit de salaire continué qui permet aux anciens salariés de mener une activité libre en dehors des contraintes imposées par le marché du travail et les employeurs. Les pensionnés doivent donc être considérés comme des « actifs d’un nouveau genre », rémunérés pour produire librement une richesse qui profite en fin de compte à toutes et tous.
Ne pas sacrifier l’humain au nom de la préservation de l’écosystème
Dans cette optique, appeler au suicide « altruiste » des plus âgés reviendrait non seulement à priver la société d’une richesse socialement bénéfique mais aussi, en définitive, à renforcer le modèle économique dominant, fondé sur la subordination salariale et le profit, que l’on prétend contester. Il y a là un paradoxe qui mérite d’être questionné.
L’écologie doit être un humanisme et pas un naturalisme enclin à sacrifier l’humain au nom de la préservation de l’écosystème. Il ne s’agit pas seulement d’une question de valeur ; il y va aussi de sa crédibilité politique : opposer un malthusianisme prônant le suicide à un capitalisme financiarisé qui fait quotidiennement la preuve de son inhumanité foncière n’est pas, à mon sens, la meilleure façon de répondre au désir de justice et de respect qui se fait jour dans des secteurs de plus en plus larges de la société.
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