Jouons aux devinettes. Quelle banque a gonflé ses bénéfices de 350% ces cinq dernières années, et ce, malgré la crise ? Et a vu le nombre de ses clients passer de 200 000 à 6,8 millions sur la même période ? Tout en assurant un rendement de 21% à ses actionnaires. Soit pour chaque euro investi en 2009, 1,21 euro empoché en 2010.
Non, ce n’est pas J.P. Morgan, HSBC ou BNP Paribas. Il s’agit de SKS Microfinance, le leader indien du… microcrédit. Ce mastodonte règne sur un marché florissant mais surtout constitué de très petites entreprises et de quelques organisations à but non lucratif. Fort de son leadership, l’entreprise a franchi un cap la semaine dernière en mettant en bourse un quart de son capital. Une opération qui lui a rapporté la bagatelle de 350 millions de dollars (265 millions d’euros).
Un mauvais message
Les profits de SKS ont choqué le pays et le monde du microcrédit. Muhammad Yunus, pionnier du secteur – il a fondé la Grameen Bank, il y a plus de trente ans – a regretté que SKS s’enrichisse ainsi sur le dos de la grande pauvreté. « Le microcrédit ne doit pas être présenté comme une opportunité de gagner de l’argent. Cette introduction en bourse envoie un mauvais message », a déclaré le prix Nobel de la paix au Wall Street Journal.
Réponse de Vikram Akula, le fondateur de SKS : l’introduction en Bourse est nécessaire pour continuer à grandir et sortir davantage de monde de la pauvreté. « Le seul moyen d’attirer les capitaux n’est plus seulement d’être rentable, mais d’être extrêmement rentable », a expliqué au quotidien économique indien Mint celui qui reconnaît s’être inspiré des méthodes de management de McDonald’s et de Starbucks pour gérer son entreprise.
Drôle de match. D’un côté du ring, un prix Nobel de la paix qui a séduit la planète avec ses principes d’économie sociale. De l’autre, un quadra aux dents longues qui a déjà empoché 10 millions d’euros en 2010 en vendant des parts de sa société. L’opposition de styles illustre le paradoxe qui tiraille les institutions de microcrédit. Véritables entreprises, elles sont vouées à croître, dégager des bénéfices et dépasser la concurrence. Fondées pour sortir les plus pauvres de la pauvreté, elles ne doivent jamais perdre leur mission de vue.
« Ligne jaune »
« Pour moi, l’introduction en bourse est la ligne jaune à ne pas franchir lorsqu’on fait de l’économie sociale », estime Arnaud Poissonnier, fondateur du site Babyloan, une plate-forme qui propose aux particuliers de prêter de l’argent à des entrepreneurs du Sud via des institutions de microfinance. « Le jour même où l’on entre en bourse, toute la logique change. On doit assurer un retour sur investissement pour ses actionnaires et donc penser en termes de rentabilité. C’est tout à fait contraire à la définition même de l’économie sociale, dans laquelle l’objectif de l’entreprise est d’être socialement utile. »
Comme lui, beaucoup d’acteurs du secteur voient l’entrée en bourse de SKS d’un mauvais œil. Car elle a eu un précédent. En 2007, les fondateurs de Compartamos au Mexique avaient dégagé d’énormes bénéfices lors de son introduction sur le marché, avant que la valeur boursière ne se dégrade. « Ces deux cas sont très différents », estime néanmoins Elodie Parent, chargée de mission chez Proparco (Promotion et participation pour la coopération économique), une institution qui finance des opérations de développement, dont des opérations de microfinance dans les pays du Sud.
Selon elle, Compartamos pratiquait alors des taux d’intérêt très élevés (frôlant les 100% annuels) et gérait ses fonds de manière peu fructueuse. « De plus, ses actionnaires avaient fixé un rendement de 69% (pour un euro investi, 1,69 euro empoché l’année suivante, ndlr), contre 21% pour SKS », ajoute-t-elle. En clair, ses actionnaires avaient choisi de se réserver une large part du gâteau. SKS, au contraire, est une institution qui semble « très bien gérée », précise l’analyste. « Ses coûts d’exploitation font partie des plus bas du secteur. De plus, les taux d’intérêt nets (taux d’intérêt de l’emprunt ajoutés aux frais de dossier à payer par le client, ndlr) sont de 25% en moyenne, alors que la plupart des entreprises du pays demandent des taux d’environ 35%. »
Bonnes pratiques ?
« Pourquoi se passerait-on d’entreprises comme SKS ? », s’interroge donc Elodie Parent. « Elles peuvent assurer de bonnes conditions aux clients et je pense même qu’elles peuvent entraîner le secteur vers de bonnes pratiques financières et tirer les taux d’intérêt des autres institutions vers le bas », estime-t-elle. Voir le marché du microcrédit dominé par des entreprises à visée lucrative serait donc profitable aux plus pauvres ?
« Non », répond nettement Arnaud Poissonnier. « Le modèle du microcrédit, pensé par Muhammad Yunus, est de toujours réinvestir l’argent gagné. » Et l’entrepreneur de craindre une saturation du marché. « Une entreprise qui cherche uniquement la croissance va toujours vouloir prêter plus, quitte à prêter à des gens qui ne pourront pas rembourser ou à prêter plusieurs fois à la même personne », craint-il.
Une inquiétude que ne partage pas Elodie Parent : « Le marché indien a encore un bon potentiel de croissance devant lui. »« Tout dépend de la stratégie des actionnaires. S’ils le souhaitent, ils sauront trouver de bons garde-fous pour préserver la mission sociale. » Il pourrait s’agir pour les fondateurs de garder un pouvoir de blocage ou, comme l’année dernière, de renoncer à distribuer des dividendes aux actionnaires. « Nous verrons comment la direction sera organisée et comment le cours de la bourse va évoluer dans les six prochains mois », conclut Elodie Parent.
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