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2-09-2007

Quel prix pour la nature ? (suite)

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« Quel que soit le prix que l’on donne à la Joconde, cela ne dirait rien de sa valeur, de même que ne dit rien de la valeur d’une vie humaine le prix que peuvent en donner les assurances », souligne ainsi Jacques Weber, directeur de l’Institut français de la biodiversité. Le problème, c’est que les décideurs prennent ces données pour argent comptant : « Dans un document sur la forêt en République démocratique du Congo, la Banque mondiale a exigé des indicateurs sur sa valeur, bien que je n’en disposais pas du tout, raconte Alain Karsenty, économiste au Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad). On m’a répondu : “ Peu importe.” Car il n’y a pas de discours justifiable sans chiffres dans les grandes institutions internationales. »

Tout aussi réticent à la « marchandisation du vivant » que sous-tend sa tarification, Robert Barbault, professeur au Museum d’histoire naturelle, juge néanmoins indispensable « de passer d’une vision économique du monde où la nature n’existe pas, ou est illimitée, à une prise en compte des effets induits » par l’économie. Pour cela, il est, selon lui, « légitime » de reconnaître la valeur des services écologiques. « Il y a une façon “ bête et méchante ” présentant la biodiversité comme source de nourriture ou de médicaments et une vision plus qualitative, qui ne distingue pas la valeur de chaque espèce et envisage les interactions du tissu vivant de la planète. »

Comment l’évaluer ? « En Comparant les coûts lorsqu’un écosystème fonctionne normalement et en cas de pollution », poursuit Robert Barbault. Deux exemples : la disparition d’abeilles a permis de mesurer la valeur de leur activité de pollinisation pour l’agriculture aux Etats-Unis, estimée à 53 milliards de dollars. Et la ville de New York a financé un programme pour préserver les Catskill Mountains, zone rurale où est captée l’eau potable pour la mégapole, en aidant ses habitants à pratiquer l’agriculture biologique et à entretenir leurs terres. Il lui en a ainsi coûté 1,5 milliard de dollars, au lieu des 8 à 10 milliards qu’aurait nécessité la construction d’une station de filtrage des eaux… Mieux vaut donc prévenir que guérir.

Le Cac40 suspendu à la biodiversité

« Il faut que les entreprises internalisent dans leurs pratiques des coûts jusqu’ici socialisés. Pour cela, nous disposons de trois solutions, affirme Alain Karsenty. Encourager la conservation à l’aide de systèmes incitatifs, taxer sur le principe pollueur-payeur, ou instaurer des marchés de droits. » Les entreprises y ont souvent intérêt. Et certaines l’ont d’ailleurs compris depuis longtemps. Parce qu’elles doivent redorer leur image et repenser leurs pratiques après des procès et des boycotts, comme le pétrolier Exxon. Ou parce qu’elles doivent faire face à l’épuisement des ressources, comme Unilever (Findus…), qui a initié la fondation du label MSC pour une pêche responsable.

En France, une trentaine de sociétés membres de l’association Orée – dont quelques poids lourds du CAC 40 – ont calculé l’an dernier qu’elles dépendent entre 60 et 100 % de la biodiversité pour leurs matières premières. Particulièrement concerné pour la conception de ses cosmétiques ou de ses sacs en cuir, le groupe de luxe LVMH – Dior, Givenchy… – mène au Burkina Faso et à Madagascar des projets de gestion durable de ressources végétales, en collaboration avec les populations locales. Mais difficile de savoir si ces initiatives dépassent l’ordre du symbolique dans l’activité totale de la société. Joël Houdet, ingénieur membre d’Orée, identifie deux types d’entreprises sensibilisées à la biodiversité. D’un côté, celles qui valorisent les produits qui en sont issus – comme Veolia pour la gestion de l’eau – et de l’autre celles qui doivent gérer leurs impacts comme les carriers ou sociétés d’autoroutes.

Les entreprises en ligne de mire

A l’inverse, le secteur agro-alimentaire joue parfois les vilains petits canards, d’après l’agence de mesure de la responsabilité sociale et environnementale Vigeo. « Les impacts des activités de certaines entreprises du secteur sur la pollution des eaux, des sols et l’appauvrissement de ces ressources les exposent à des risques auprès des opérateurs financiers », indique Emilie Beral. Cette analyste de Vigeo cite l’exemple de Nestlé, plusieurs fois poursuivi aux Etats-Unis (notamment par des tribus indiennes) et condamné à fermer des sites pour avoir surexploité des sources d’eau minérale.

Hubert Reeves, astrophysicien et président de la Ligue ROC, a toutefois confiance dans les entreprises, chevilles ouvrières, selon lui, du développement durable : « Tout humain, fut-il patron d’une entreprise, bénéficie d’une intelligence et d’une conscience. Et cela ne se mesure pas sur les marchés boursiers. Pourquoi vouloir réduire ces personnalités à des machines à engranger des bénéfices ? Bien entendu, il est normal qu’elles soient en quête de profits. Et pour redistribuer des richesses, il faut d’abord en créer. La règle des 3 P – People, Planet, Profit – est donc à inscrire au fronton des entreprises. Ce sont bien les trois pôles d’application du développement durable si l’on souhaite vraiment sa rapide acceptation par tous au bénéfice de tous. »

Permis de détruire

L’environnement peut présenter une autre source de profit pour les entreprises, à l’instar du marché du carbone. Les entreprises les plus vertueuses ont-elles le droit de vendre des permis d’atteinte à la biodiversité ? Il n’existe pas, pour protéger le vivant, de mécanisme mondial analogue au protocole de Kyoto. Mais des systèmes nationaux se développent, le plus connu étant sans doute les « Mitigation Banks » aux Etats-Unis. Selon le principe « No Net Loss » – « zéro perte » –, les entreprises ou les collectivités qui ne peuvent éviter la destruction d’une zone humide doivent en effet la compenser en payant la réhabilitation d’un milieu équivalent ailleurs, ou acheter des permis à des tiers.

Selon ses partisans, ce système permet de valoriser l’entretien d’espaces a priori dénués d’intérêt économique et de dégager des fonds affectés à la protection : un milliard de dollars entre 1993 et 2000 [1]. Pour ses détracteurs, c’est surtout un permis de détruire accordé à tous sans vérifier que les dommages sont évitables. En outre, d’après Julie Sibbing, de la National Wildlife Federation, seulement 20 % de ces opérations de compensation ont permis la restauration de milieux [2].

Après la tonne carbone, le crédit hamster

Cela n’empêche pas le ministère de l’Ecologie et la Caisse des dépôts (CDC), forte de son expérience sur les marchés du carbone, d’étudier l’acclimatation de la « mitigation » en France. « La loi de 1976 impose, lors de la création d’un ouvrage, d’éviter, sinon de réduire et enfin de compenser, l’impact sur l’environnement, explique Laurent Piermont, chef de la Mission Biodiversité de la CDC et pédégé d’une de ses filiales, la Société forestière. Mais par manque de professionnalisme et au vu de la complexité à concentrer les financements, les compensations ne permettent pas aux projets environnementaux de fonctionner sur la durée. » D’autant que seulement 10 % des terrains donnant droit à compensation en ont bénéficié, estime Stéphane Giraud, directeur du Groupe d’étude et de protection des mammifères d’Alsace.

Son association expérimente avec la CDC un mécanisme pour financer la protection du hamster d’Alsace. Ce mammifère est le plus menacé d’extinction en France, en raison de l’urbanisation galopante au sud de Strasbourg et du boom du maïs : le rongeur préfère les polycultures et la luzerne. Lorsqu’un projet sera potentiellement « impactant » pour le hamster, un crédit pourra financer la reconversion de cultures en luzerne. « Ce système modifie notre manière de penser car il admet qu’on grignote des espaces naturels, mais nous ne signons pas un blanc-seing à qui que ce soit sur un droit de détruire la plaine alsacienne », assure Stéphane Giraud.

"Chaque espèce est unique"

« L’activité humaine ne va pas s’arrêter, prédit Laurent Piermont. Si vous voulez un téléphone mobile, il faut des antennes-relais. On dit aux opérateurs : “ OK, mais vous compensez…” » Arnaud Gossement, porte-parole de France Nature Environnement, n’est pas convaincu : «  Aujourd’hui, le système ne marche pas car les associations veillent à ce qu’il n’y ait pas lieu d’avoir des compensations. Créer un marché, cela suppose au contraire d’émettre des titres, donc de détruire la biodiversité pour la protéger ! » Emmanuel Delannoy, de la ligue ROC, rappelle qu’avant de compenser, il faut éviter l’impact. Puis « la compensation doit être évaluée sur le long terme, en parfaite transparence. Il faut aussi garder à l’esprit que tout n’est pas compensable : chaque écosystème, chaque espèce est unique. »

La Commission européenne étudie sérieusement un autre outil de marché en vogue : les quotas de pêche transférables. Appliqués dans plusieurs pays – Nouvelle-Zélande, Norvège, Islande… –, ils fixent à l’avance qui peut pêcher quoi. « Cela limite les facteurs de course au poisson. Nos totaux autorisés de capture (TAC) incitent en effet à capturer le plus vite possible le maximum du total autorisé », explique Olivier Thebaud, économiste à l’Ifremer. L’effet est bénéfique sur la ressource, mais il entraîne selon lui un phénomène de concentration. Les plus fortunés rachètent leurs quotas aux autres.

ONU de l’environnement

Est-ce une nouvelle illustration de la tragédie des « biens communs » évoquée en 1968 par le biologiste Garret Hardin ? Une ressource librement accessible est elle vouée a disparaître si elle n’est pas privatisée ou gérée autoritairement ? La complexité des problèmes de la planète nécessite probablement de combiner les deux solutions. « Certains proposent, dans le cadre de la renégociation de Kyoto, des permis échangeables permettant d’éviter la déforestation, annonce Alain Karsenty. Ce serait théoriquement possible en Amazonie, où la majorité des terres sont privées et contrôlées par satellite. Mais pas en Afrique, en situation d’insécurité foncière. Il faudrait octroyer des droits aux communautés et aux individus.

Mais la communauté internationale a beaucoup de mal à aborder ces questions de souveraineté nationale. » Une ONU de l’environnement changerait-elle la donne ? Elle devrait en tous cas répondre aux attentes des scientifiques pour la création d’aires maritimes ou de corridors terrestres protégés. Des questions que les ONG devraient mettre sur la table du Grenelle de l’environnement en octobre, comme celle de l’agriculture intensive et de l’application du principe pollueur-payeur, prévu dans la nouvelle directive européenne sur la réparation du dommage environnemental. Mais la défense de la nature est aussi une question sociale. L’érosion de la biodiversité accroît la pauvreté et le creusement des inégalités accélère partout la disparition des espèces (lire ci-contre). Notre société pollen [3], où chacun fait son miel des connaissances des autres, doit nous permettre de survivre, même sur un monde polder…

[1] The Use of Market Incentives to Preserve Biodiversity, Ecologic, juillet 2006.

[2] Biodiversity offsets. Views, experiences and the business case, IUCN, 2004.

[3] Merci à Yann Moulier-Boutang pour cette expression.

3 commentaires
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RÉPONSES DE LA RÉDACTION
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  • D’ un point de vue économique, trois principales approches ont été proposées pour tenir compte de la biodiversité dans les choix de développement :

    A- Poser la question de l’intégration de la biodiversité dans l’économie conduit à donner un prix à la nature. On cherche à faire de la somme des consentements à payer une chose “ naturelle”, en jouant avec des taux d’extrapolation dans l’espace et le temps, et en s’efforçant à la
    rendre équivalente à une transaction sur un marché entre un vendeur et un acquéreur. Cela
    revient à confondre le prix que l’on accepte de payer pour acquérir la Joconde avec la valeur
    de ce chef d’oeuvre. Quel prix donner aux bactéries digestives de nos intestins, aux coquelicots et alouettes de nos champs ou encore aux parasites associés au paludisme ?
    On risque peu à parier que ce prix variera selon les personnes et le moment choisi pour l’évaluation.
    Il s’agit alors de bien orienter les enquêtes !
    Que choisiriez-vous ? Un panel de mille citoyens ayant participé à la “ Fête de la Nature ” en
    France ? Un public sensibilisé aux défis posés par le paludisme lors de la prochaine Journée
    Mondiale de la Santé ? Ou alors des foyers touchés par le prochain krach boursier ?

    B- Comparer différents scénarios de développement en suivant une analyse coûts – bénéfices
    peut s’avérer plus efficace. La ville de New York envisageait de construire une nouvelle
    station de traitement des eaux. Sans mettre un prix sur la nature, elle a évalué le coût de restauration
    des fonctions écologiques des collines dégradées d’où proviennent les eaux de l’agglomération,
    ce qui s’avéra beaucoup moins onéreux que la construction et l’exploitation de ladite
    station.

    C- Enfin, Nicolas Stern a proposé une approche originale dans son rapport de 2006 sur l’économie
    du changement climatique : chiffrer séparément les coûts engendrés par les changements
    climatiques et ceux associés à l’inaction des acteurs économiques. Pour convaincre
    un décideur qui pense qu’une action ou un changement de pratique coûte cher, il suffit souvent
    de lui montrer quel serait le coût de ne pas faire ou de ne pas décider. Pavan Sukhdev et son
    équipe reprennent actuellement cette démarche pour comparer les bénéfices économiques de la
    biodiversité avec les coûts associés à son érosion, ceux liés à l’inaction et, enfin, ceux nécessaires
    à sa conservation. À titre d’exemple, chercher à estimer les coûts économiques et sociaux de
    la déforestation de la forêt amazonienne revient à se demander indépendamment combien coûterait
    la reconstitution d’un poumon de la planète dans toute sa complexité.

    Il n’est ni pertinent, ni nécessaire, de mettre un prix sur la biodiversité pour assurer sa viabilité. Les écosystèmes conditionnent les activités économiques et nos modes de vie qui, à leur tour, modifient les écosystèmes, leurs dynamiques de fonctionnement et leurs composantes biologiques. Il s’agit de passer d’une logique d’intégration de la biodiversité dans l’économie (donner un prix à la biodiversité) à celle de la réintégration de l’économie dans le tissu du monde vivant.

    Il s’agit non seulement de mobiliser les acteurs économiques – les entreprises au premier
    plan, mais aussi de créer de nouveaux outils pour des modèles de développement mutualistes entre
    biodiversité et populations humaines ; c’est-à-dire “ faire équipe avec la vie ” selon l’expression de Robert Barbault.

    Le guide "Intégrer la biodiversité dans les stratégies des entreprises", résultat des travaux du groupe de travail sur la biodiversité initié par Orée et l’IFB, relève de ce double défi. Il sera présenté le mardi 23 septembre à 16h30 dans la salle de conférence de la Société Nationale d’Horticulture de France (SNHF), 84 rue de Grenelle, 75007 Paris.

    Voir en ligne : Il n’est ni pertinent, ni nécessaire, de mettre un prix sur la biodiversité pour assurer sa viabilité.

    18.09 à 20h15 - Répondre - Alerter
  • La mamie du Sabre : Micro-Ondes

    Pourquoi ne pas évoquer une possible cause de l’effondrement des colonies d’abeilles : l’explosion récente de la pollution électromagnétique (micro-ondes pulsées, GSM, WIFI etc..) pertubatrice du système de navigation des abeilles ?

    5.12 à 16h59 - Répondre - Alerter
  • Je suis un naturaliste amateur et je m’intéresse de prés aux abeilles (pas à l’apiculture). Je fais des observations et j’ai réalisé une compilation sur l’abeille que l’on peut compulser à l’adresse suivante :

    www.laplanetedesinsectes.net... et la suite (but culturel et non lucratif)

    En plus des causes avançées pour leur raréfaction, il faut aussi tenir compte de la sécheresse, la flore sauvage est pratiquement inexistante , dans le Midi du moins.

    cordialement

    Voir en ligne : La planète inconnue

    7.09 à 17h42 - Répondre - Alerter
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