Résistance moulée à la louche

Ce formidable documentaire a un goût de victoire. Il aurait pourtant pu ne jamais être diffusé sur France 3. En 2007, la chaîne, horrifiée par ses attaques contre Lactalis – le géant français du fromage industriel et un gros annonceur – l’a d’abord déprogrammé, puis, sous la pression, reprogrammé… amputé de deux séquences. A l’époque, Périco Légasse, journaliste à Marianne et âme de ce docu, avait crié au scandale. Mais du coup, Ces fromages qu’on assassine a été très regardé et il a jeté un tel pavé dans la mare qu’il a même provoqué un durcissement de la loi ! Mais de quoi parle-t-il ?

Du combat du pot de terre contre le pot de fer. Côté pot de terre : les petits producteurs de frometon qui le fabriquent avec du lait cru, directement sorti du pis de la vache et non chauffé. Une production exigeante, patiente et difficilement rentable. C’est que produire un bon fromage, comme un bon vin, cela prend du temps. Côté pot de fer : les grands groupes industriels – 70 % à 80 % du marché – qui cherchent des produits stables, capables de rester trois semaines en tête de gondole sans se transformer en flaque. Leur secret ? La pasteurisation qui consiste à chauffer le lait à 72° C : ce processus supprime les germes supposés mauvais, mais également le goût.

Entre les deux, l’instance qui gère les Appellations d’origine contrôlée (AOC) refuse de donner son label à du camembert pasteurisé. Colère de Lactalis, qui ne cache pas sa volonté de « faire évoluer la réglementation » – en clair, de faire assouplir les règles d’attribution des AOC pour pouvoir changer les étiquettes de ses calendos.

Vers une société javellisée ?

Voilà ce que dénonce ce documentaire sorti en 2007, donc, à un moment où le sort du lait cru paraît scellé, car qualifié de production archaïque, voire dangereuse. On ressort ainsi une affaire de listeria qui a fait 2 morts dans les années 1990. Autre preuve : l’interdiction faite aux femmes enceintes d’en consommer. Sauf que les listeria empoisonneuses provenaient de fromages pasteurisés. Et des scientifiques de l’Inra (Institut national de la recherche agronomique) affirment que le lait cru serait excellent pour les allergies des fœtus !

Derrière la question scientifique, c’est un choix de société qui est posé aux consommateurs. Voulons-nous continuer à manger des fromages variés et périssables ou supprimons-nous tout ce qui a trop de goût, trop d’odeur, trop de germes ? Selon le philosophe Jacques Puisais, la pasteurisation correspond à une « société qui s’aseptise ». « Les consommateurs ont évolué », répond le directeur de la communication de Lactalis interrogé dans le documentaire. Il ne dit pas que le politiquement correct a tout javellisé, que la moindre anicroche entre voisins vaut aujourd’hui le tribunal et que fumer et boire sont devenus des délits… mais on l’entend d’ici. —

Photo : Isabelle Eshraghi / agence VU