C’est le match du moment. D’un côté, la très virale BD de Pénélope Bagieu, reprenant point par point les arguments de l’association Bloom qui milite contre la pêche en eaux profondes. De l’autre, une plaquette de Blue Fish, l’association créée en avril dernier par les pêcheurs de Lorient et de Boulogne-sur-Mer pour défendre cette technique. Et un voyage de presse « vérité sur la pêche profonde » organisé ce jeudi par la Scapêche, la principale flotte française de chalutiers pêchant en eaux profondes. En jeu : le vote du Parlement européen, le 10 décembre prochain, sur une réglementation de la pêche en eaux profondes voulue par les premiers, rejetée par les seconds. Voici leurs positions.
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La pêche en eaux profondes menace-t-elle les stocks de poisson ?
Blue Fish dit NON. C’est le grand argument de Blue Fish qui s’appuie sur un document de l’Ifremer (Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer) daté de juin 2013. Il concède que la pêche en eaux profondes a connu un développement rapide et non encadré dans les années 1990, ce qui a entraîné un déclin important des ressources halieutiques. Mais dès 2003, des quotas ont été établis pour mieux gérer les stocks jusqu’à l’interdiction, en 2010, de pêcher les poissons empereur et les requins profonds. Ces mesures, dont l’application est ponctuellement vérifiée par la présence d’observateurs de l’Ifremer sur les bateaux de pêche profonde, auraient permis de diviser par quatre le nombre d’espèces profondes pêchées en dix ans.
Ce qui amène l’Ifremer à reprendre les conclusions du Conseil international pour l’exploitation de la mer et à préciser que « l’exploitation des stocks de poissons profonds a été amenée à un niveau soutenable », au niveau international. Concernant la France, une étude commandée par Blue Fish à PwC et Fish Pass montrent que les captures ont baissé depuis 2002 et sont stables depuis 2006.
Bloom dit OUI. L’ONG conteste dans un communiqué de presse la valeur scientifique du document de l’Ifremer. Elle estime qu’il reprend les méthodes de travail (« éviction des données gênantes, absence totale de références scientifiques ») d’Alain Biseau, spécialiste de la mer de l’Ifremer, accusé de collusion avec les industriels.
Bloom préfère se référer notamment au professeur Les Watling de l’université de Hawaii. Dans un article publié sur le site Web de la revue scientifique Nature, en septembre, il rappelle que les données sur lesquelles se base notamment l’Ifremer sont issues de l’industrie et concernent uniquement dix espèces de référence. « Ce que nous savons de l’état des stocks de poisson vient des prises effectuées par les pêcheries », ce qui, estime-t-il, est sujet à caution. En effet, un bateau ne va pas draguer les fonds dans une ère vide de poissons. « Les données d’abondance sont biaisées », estime donc le chercheur.
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Des espèces sont-elles pêchées pour rien ?
OUI, estime Bloom. Car si seules trois espèces sont recherchées (le sabre noir, la lingue bleue et le grenadier), les filets remontent à la surface une centaine d’espèces, rejetées mortes en mer car non commercialisables. Parmi elles figurent des requins profonds et d’autres espèces de poisson en voie d’extinction comme l’Alepocephalus bairdii. Cette espèce représente selon le chercheur Les Watling un tiers des prises « annexes » en termes de poids et sa population a tant chuté qu’elle devrait, selon le scientifique, figurer sur la liste des espèces en danger de l’Union internationale pour la conservation de la nature.
OUI MAIS PAS BEAUCOUP, fait valoir Blue Fish et, derrière l’association, le Comité national des pêches, soit l’organisation professionnelle des marins, qui indique que le nombre d’espèces capturées est de 15 en moyenne, pas de 100. Selon l’Ifremer, 90% des prises rassemblent huit espèces. En tout, une centaine d’espèces différentes sont bien capturées lors de cette pêche mais « occasionnellement et en petites quantités ». L’institut a établi qu’en 2011, 73% des prises étaient constituées des trois espèces recherchées (toujours le sabre noir, la lingue bleue et le grenadier), et que les captures rejetées ont représenté en moyenne, cette même année, 20% des captures totales.
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Quel impact sur les fonds marins ?
LIMITÉ pour Blue Fish qui assure que les pêcheries se cantonnent à des zones de pêche bien délimitées, constituées de plaines de sable et de vase, « en aucun cas de massifs coralliens ».
DÉVASTATEUR pour Bloom. Selon l’ONG, « il est déjà amplement prouvé que le chalutage de fond a considérablement endommagé les écosystèmes d’eau profonde, y compris les récifs coralliens, les champs d’éponge et les monts sous-marins ». Sur ce point, l’Ifremer ne dit pas le contraire, par la voix de sa cheffe de mission campagne coraux Sophie Arnaud-Haond. Interrogée par Le Point, elle indique que le passage des chaluts dans les fonds marins provoquent bien « des autoroutes dans les récifs ».
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Combien de personnes sont embauchées par cette filière ?
Tout dépend du nombre de bateaux auxquels on se réfère. Pour Bloom, onze bateaux pratiquent la pêche en eaux profondes plus de trois jours par an, dont neuf battent pavillon français. Cela représenterait, selon Les Watling, 112 personnes au total. L’étude réalisée pour Blue Fish par PwC et Fish Pass fait état de 32 bateaux disposant de la licence pour pêcher en eaux profondes en France (tout en précisant que, depuis 2011, au moins un ne pratique plus ce type de pêche), [1]
Pourtant, Blue Fish avance un tout autre chiffre. Selon l’association, « 400 navires de pêche profonde naviguent en France et autant dans chacun des Etats membres riverains de l’Atlantique Est ». Il s’agirait pour l’essentiel de navires ayant des captures d’espèces profondes « accessoires, parfois non référencées », selon le Comité national des pêches, sans pour autant avoir la licence pour draguer les fonds marins. Nul besoin d’ailleurs d’aller tout au fond de l’eau pour ces bateaux, puisque certaines espèces de surface cohabitent avec des espèces profondes, vers 200 mètres. Pour Blue Fish, un emploi en mer équivaudrait à 3 à 4 emplois à terre, donc l’impact d’une restriction de cette pêche serait, selon les calculs de la profession, important.
« Chantage à l’emploi ! », rétorque Bloom. Qui avance également que, malgré les 15 millions d’euros de subventions perçus depuis 2004, les pertes du secteur s’élèvent à 11 millions d’euros. Cette pêche, qui ne représente que 1,5% des prises en Atlantique Nord-Est, n’est donc pas du tout rentable. De plus, pour Bloom, « si les flottes acceptaient de se convertir à la palangre (méthode de pêche moins agressive, ndlr), comme la Commission européenne le propose, elles opteraient pour un engin de pêche qui génère six fois plus d’emplois que le chalutage profond ». Une étude de la New Economics Foundation l’a démontré, ainsi que le coût pour la société de cette technique de pêche, évalué entre 388 et 494 euros la tonne. Ce calcul cumule les subventions publiques dont les compagnies bénéficient, les exemptions de charge, le prix du fioul et le coût environnemental de cette activité.
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