P. 75, les Pinçon-Charlot, couple de sociologues spécialistes des riches, rencontrent un autre couple, d’agriculteurs celui-là, au Grand prix hippique de Deauville (Calvados). Des gens modestes égarés dans un endroit puant le fric, c’est intéressant. Que font-ils là ? Réponse : ils se remontent le moral, en regardant les riches en gibus siffler du champagne. « Cette scène fut assez dérangeante pour nous, confie Michel Pinçon. Elle semblait manifester la victoire du système. » Ce qui nous dérange, nous, c’est… leur dérangement. Comme si la complexité de la nature humaine – le fait qu’on puisse être pauvre et, sottement, admirer les beaux atours des nantis – était si effrayante qu’il fallait absolument la justifier par la « victoire » d’un « système » abstrait. C’est tout le problème des prismes idéologiques : les hommes de la vraie vie sont rarement à leur hauteur.
Les cases du logiciel
La « vision du monde » des Pinçon-Charlot ne s’est manifestement jamais frottée aux écrits de La Boétie ou de Balzac et n’a pas vu La Règle du jeu, de Jean Renoir. Du coup, l’agriculteur-servile-qui-aime-les-riches n’entre pas dans les cases de leur logiciel, puisque les dominés doivent se montrer hostiles envers ceux qui les écrasent. Sinon, c’est qu’ils sont aliénés. On ne s’étonnera donc pas que les auteurs prêtent foi à la chimère – chère aux décroissants radicaux – d’une « idéologie de la consommation » qui « empêche [les citoyens] de se révolter ». Parce que bien entendu, nous sommes tous des Gavroche enragés d’insubordination que la consommation a, par un fait exprès, lobotomisés.Cynisme et bonne foi
Heureusement, cet Argent sans foi ni loi, qui est un condensé des travaux des Pinçon-Charlot sous la forme d’une longue interview, vaut beaucoup mieux que ces quelques pavlovismes. Quand ils dépeignent la réalité toute crue, ils deviennent même passionnants. Par exemple, lorsqu’ils se penchent sur les riches, cette caste secrète qu’ils ont si longtemps – et si bien – observée et analysée. Ainsi, point de manichéisme quand ils décrivent la manière élégante et bienséante que les vieilles familles ont d’accumuler des fortunes, en se gardant bien des bling-blingueries des nouveaux riches. Ce qui n’empêche pas leur absence (presque) totale de mauvaise conscience à l’idée de spolier l’Etat. Futée est l’autojustification de leur domination, où se mêlent habilement cynisme et bonne foi, et qui leur permet d’échapper à leurs devoirs de contribuables-citoyens sans se sentir jamais pris en défaut. On oublie un moment les complots et l’on repense à un formidable petit livre de l’économiste John Kenneth Galbraith, L’Art d’ignorer les pauvres (LLL, 2011). Il portait sur les mille et une excuses inventées par les nantis pour justifier une chose au fond très ordinaire : leur égoïsme de classe. —
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