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Les aventures extraordinaires de TF1 et Bouygues au Turkménistan

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Des mosquées, un palais, des ministères... En douze ans, Bouygues a "donné" au Turkménistan ses bâtiments les plus prestigieux et même une télévision flambant neuve. Mais le dictateur turkmène préfère les constructions au bien-être de sa population. Journaliste à Terra Economica, David Garcia publie un ouvrage sur le sujet. Extraits exclusifs.
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La "Base-vie"

Achkhabad (capitale) - Pour les salariés de Bouygues, soumis à un rythme de travail effréné et à une pression intense, la vie au Turkménistan n’est pas rose. Le nouvel arrivant est conduit au quartier général de Bouygues, que l’on appelle la "base-vie" et qui est situé dans un quartier discret du centre de la capitale. Tous les collaborateurs de Bouygues au Turkménistan y ont leurs appartements. Avec son mur d’enceinte opaque, sa barrière de sécurité et son vigile posté 24 heures sur 24 devant l’entrée, l’endroit a des allures de camp retranché. D’autant que "la police secrète dispose d’un bureau à l’intérieur", assure un ancien salarié du groupe. (...) Le Turkmenbachi a fait de son pays un paradis pour les multinationales occidentales.

Cent cinquante à cent soixante-dix expatriés résident en permanence dans des baraquements qui ressemblent à des mobile homes. (...) Un bar équipé d’un baby-foot, une cafétéria self-service, une blanchisserie, une salle de télévision, une piscine, une salle de gymnastique, une salle de musculation et une salle de classe "isolée et aménagée pour les activités de la gent féminine" (sic), donnent à la petite colonie hexagonale des faux airs de Challenger (ndlr : le siège du groupe Bouygues en France) aux portes du désert.(...) Autre service appréciable : un médecin appointé par la firme est mobilisable jour et nuit. Et pas n’importe quel médecin, puisqu’il s’agit du médecin de la communauté française, dont on trouve le numéro de téléphone sur le site du Quai d’Orsay ! Bouygues ne se contente pas de gonfler la balance commerciale de la France. Au Turkménistan, il fait aussi office de service public de la santé pour les expatriés français, qui sont, à 80%, des salariés du groupe. (...)

Le cauchemar des Turkmènes

Les salariés des sous-traitants ne sont pas logés à la même enseigne. Ils sont traités comme des parias, ou comme du personnel de second rang. "Il y a la salle à manger des Bouygues et celle des sous-traitants", explique un technicien. (...) Et que dire de la main-d’oeuvre étrangère travaillant pour les sous-traitants extérieurs au groupe ? Les Indiens, Pakistanais et autres Turcs s’entassent dans des baraquements adossés aux chantiers ou à proximité. (...) Ces salariés de troisième zone peuvent toujours se consoler en se disant qu’il y a plus malheureux qu’eux. "Les Turkmènes se contentent de beaucoup moins que nous, leurs repas sont constitués d’une galette de pain et de deux ou trois légumes", reconnaît notre ingénieur. De beaucoup moins ? Le mot est faible.

"En douze ans, Bouygues a réalisé ici un milliard de chiffre d’affaires"

La capitale ne compte pour ainsi dire pas de commerces, en dehors des marchés. Avec des vies pareilles, la déprime n’est pas loin. "J’ai vu un tas de couples qui n’allaient pas bien. Les hommes fréquentent assidûment les prostituées, pour s’amuser bien sûr mais aussi pour s’occuper, confie une femme d’expatrié. Comme les marins, beaucoup d’hommes de Bouygues ont une femme dans chaque pays, qu’ils entretiennent financièrement et à qui ils achètent un appartement". Au point que le groupe a dû taper du poing sur la table pour limiter les rendez-vous galants. Trop de bagatelle nuirait-elle au business ?

La "base-vie" est dirigée par un personnage haut en couleurs, devenu un ami personnel de Niazov, Aldo Carbonaro. (...) "Il défend ses hommes comme un père, se bat pour qu’ils soient augmentés", confie, avec tendresse, un ex-collègue. (...) [Pour des types comme lui qui ont la passion de la construction dans le sang, "le Turkménistan est une sorte de Far West", confirme un fin connaisseur de la mentalité des "expats". (...) "Tous ces bâtiments sont comme mes enfants, je les ai portés, je les aime tous", a l’habitude de dire Aldo Carbonaro à ses collaborateurs. (...)

Dommage que pour les Turkmènes, ce rêve éveillé tienne lieu de cauchemar. Car pour "réaliser une ville" nouvelle à Achgabat, il a fallu raser des quartiers entiers de la capitale, et en expulser les habitants, forcés de se reloger ailleurs. "Les pouvoirs publics ont expulsé un certain nombre de personnes de chez elles, pour faire place aux projets architecturaux du gouvernement ou pour appliquer, de manière manifestement arbitraire, certaines décisions présidentielles, dénonce Amnesty international. Les personnes affectées auraient été prévenues au dernier moment et auraient reçu, dans le meilleur des cas, une très faible indemnisation". (...) Aujourd’hui, [les indemnisations] sont inexistantes. "Les gens sont prévenus seulement cinq jours à l’avance pour qu’ils n’aient pas le temps de manifester leur mécontentement", explique Filip Noubel, de l’Institute for War and Peace Reporting. Passé ce délai, "les bétonneuses de Bouygues arrivent et rasent tout", s’étrangle Bairam Shikhmuradov, un dissident du Parti républicain du Turkménistan en exil.

Un dictateur dans la lucarne

Rusé, le dictateur prend soin de ne pas mettre tous ses oeufs dans le même panier. De peur de trop dépendre d’une seule entreprise. Le groupe français aura les bâtiments de prestige, mais pas plus, a tranché une fois pour toutes le Turkmenbachi. (...) Inflexible, le président ne reviendra jamais sur cette décision. Sauf dans un seul cas, pour une seule entreprise : TF1 (ndlr : filiale du groupe Bouygues). (...) Ce chantier est essentiel aux yeux de Niazov, comme il l’expliquera lui-même devant les caméras de la première chaîne de télévision française. Car le Turkmenbachi est invité à passer à l’antenne ! On promet de lui offrir une émission spéciale de quarante-cinq minutes sur TF1, rien de moins.

Outre Niazov, on a convié cinq invités triés sur le volet : le président de Gaz de France, Pierre Gadonneix ; le directeur chargé du développement d’Électricité de France, Jacques Rocher-Machart ; Martin Bouygues et le patron de TF1, Patrick Le Lay. Ils répondent aux questions d’un journaliste et pas n’importe lequel, puisqu’il s’agit de Jean-Claude Narcy, la doublure officielle de Patrick Poivre d’Arvor au 20 heures. (...) "Comment voyez-vous les perspectives de développement de votre pays et à quel point sont-elles liées à ces ressources ?". En guise de réponse, le président se gratte l’oreille. Panne d’oreillette.

Panique en régie et montée d’adrénaline de l’état-major de Bouygues. (...) "Ça gueulait de partout, quelqu’un avait marché sur un fil, l’accident idiot, mais tout est très vite rentré dans l’ordre", sourit un technicien qui a assisté à la scène. Et puis, Jean-Claude Narcy (...) est l’homme de la situation. Aucun risque de dérapage n’est possible avec cet ancien chargé de relations publiques de la chaîne. (...) Il apprend aux débutants, que l’on pense promis à un brillant avenir, à bien parler à la télévision. L’ancien ministre de l’Économie Hervé Gaymard a, par exemple, fait partie de ses élèves. Le 25 février 2005, au soir de sa démission suite à son implication dans un scandale immobilier, Hervé Gaymard a expliqué sa décision au journal de 20 heures de TF1, présenté par Claire Chazal. Alors que, l’après-midi même, il s’était préparé avec Jean-Claude Narcy.

Trafics

Si le groupe Bouygues a pu réaliser 1 milliard d’euros de chiffre d’affaires au Turkménistan en douze ans, comment Niazov parvient-il à financer des projets aussi pharaoniques ? (...) Officiellement, le chômage n’existe pas, la misère et le malheur non plus... Mais les faits sont têtus. On sait, via les témoignages recueillis clandestinement par des militants des Droits de l’homme, qu’en dehors d’une poignée de privilégiés gravitant autour de Niazov, l’immense majorité de la population vit dans des conditions misérables. (...) Non content de détourner la fortune nationale, le Turkmenbachi s’enrichirait par le moyen d’un gigantesque trafic de drogue. D’après un ancien expatrié, "à la sortie d’Achgabat, face à l’ambassade des États-Unis, s’alignent le long d’une avenue vingt et-un hôtels de luxe avec restaurant et piscine contrôlés par des proches du président. Ils sont toujours complets... Mais vides". Une manière de blanchir l’argent de la drogue, bien connue des trafiquants du monde entier.

L’alliance entre Martin Bouygues et Saparmourad Niazov est elle faite pour durer ? Tout portait à le croire, jusqu’au 8 juin 2005. Ce jour-là, Aldo Carbonaro et Charlie Senter (ndlr : les deux hommes sont convoqués dans le bureau du président turkmène. (...) En le voyant, les deux Français comprennent que la situation est grave. Sans autre forme de procès, le président se lance dans une diatribe contre Bouygues, tout à fait inédite. (...) "Je vais vous couper les vivres, gronde-t-il. Vous savez pertinemment que le Turkménistan est le seul pays à vous payer cash. Dans le reste du monde, vous travaillez à crédit". Simple incident ou début de la fin ? "C’est peut-être le début de la fin, mais la sortie spectaculaire de Niazov semblait calculée et non dénuée d’arrière-pensées", nuance un cadre de Challenger. (...) Une fin de partie serait synonyme de dettes non recouvrées mais aussi et, surtout, de renoncement à une manne bénéficiaire inestimable.

Le pays où Bouygues est roi, David Garcia, Editions Danger Public (La Martinière-Le Seuil), 160 pages, 14,50 euros.

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