On a l’impression que, dans notre alimentation quotidienne, l’offre de saveurs se rétrécit. Est-ce une illusion ?
Je crains que non. Il y a un formatage du goût. L’industrie agroalimentaire s’est donné pour mission de supprimer tout effort pour le consommateur. Du côté des producteurs, on privilégie les rendements. Du côté des transformateurs, on mise sur les saveurs les plus consensuelles. En bout de chaîne, on obtient des aliments mous, faciles à conserver et à préparer, mais aseptisés. J’aime bien le parallèle avec certains programmes télé. On nous sert du prémâché qui demande peu de réflexion, d’implication. On évite les aspérités afin de plaire au plus grand nombre, qui se contente de gober le tout avec passivité.
A quoi est due cette disparition du goût ?
Du champ à l’assiette, on perd des saveurs à chaque étape de la vie d’un produit. Première étape : le choix des variétés. La plupart ont été sélectionnées pour leur productivité, leur rythme de croissance mais rarement pour leur goût. Deuxième étape : les pratiques agricoles. Entre une pomme cultivée en biodynamie et une golden arrosée de produits chimiques, le goût n’a rien à voir. L’exemple du poulet est lui aussi édifiant. Comment voulez-vous qu’une bête programmée pour grossir en quarante jours, remplie de flotte, qui devient obèse, malade et incapable de tenir sur ses pattes si on ne l’abat pas à temps, ait le même goût qu’un poulet qui aura galopé cent vingt jours ? Ensuite, le circuit de distribution est important.
C’est-à-dire ?
Plus le temps est court entre le ramassage et la consommation, meilleur est l’aliment. Je vous souhaite d’avoir l’occasion de goûter une fraise blanche ananas cueillie directement sur pied. C’est une merveille. Le fruit a le goût de la terre, il est bourré de minéraux. La clé du goût, ce sont les produits bruts et frais, en circuit court, cueillis à maturité. Or, le système agroalimentaire a opté pour la stratégie diamétralement opposée : produire en grande quantité au même endroit, avec pour défi de conserver les aliments assez longtemps pour qu’ils atteignent leur destination. L’enjeu, c’est la préservation de la forme, de la texture, de la couleur. Tant pis pour les saveurs. Si elles se perdent en route, on ajoute des additifs, des cache-misère…
Les processus de conservation sont donc coupables ?
La conservation n’est pas un mal en soi. Des kiwis peuvent être cueillis six mois avant leur consommation, conservés dans un endroit frais, puis, dans les derniers jours, placés à température ambiante dans un panier avec des pommes pour les faire mûrir. Leur goût n’est pas altéré pour autant. Les méthodes de conservation varient selon les aliments, nous avons oublié ce savoir-faire. Dans l’alimentation industrielle, les procédés les plus efficaces sont utilisés sans distinction. Ce sont eux qui tuent le goût.
Par exemple ?
Prenez une cagette de pommes. Après la cueillette, vous avez deux options. Soit vous les conservez dans une pièce fraîche. Au bout d’une dizaine de jours, vous en aurez croqué une partie. Le reste, un peu abîmé, sera parfait en compote, en tarte ou en jus de fruit. Le tout aura beaucoup de goût. Autre option, vous placez ces pommes en chambre sans oxygène. A l’issue de cette même période, elles seront intactes, sans une tache, mais elles n’auront plus de goût. D’autres méthodes existent comme l’ajout de sel, de graisse et conservateurs qui étouffent les subtilités. Le surgelé est peut-être la méthode la moins néfaste, mais, contrairement à ce que martèlent les pouvoirs publics, ce ne sera jamais équivalent aux produits frais. Il y a aussi la liaison froide, utilisée par les grossistes comme Davigel, Metro, qui livrent la restauration collective. Ce procédé consiste à porter un produit à haute température, avant de le refroidir brutalement. Ensuite, on peut le transporter sans qu’il ne s’abîme. Arrivé à destination, on le remonte en température. Je vous laisse imaginer ce qu’il reste alors des bienfaits et du goût… Pour s’épargner ça, il faut remettre des cuisiniers dans les cantines.
Vous êtes remonté contre ce qui est servi dans les cantines scolaires. Le combat du goût commence là ?
Même avant ! Dès les petits pots. Ils sont la première étape de l’uniformisation du goût. Puis la restauration scolaire prend le relais. Dès le plus jeune âge, le sucre, le sel et le gras anesthésient tous nos capteurs sensoriels. Ainsi formatés, on en arrive à préférer la glace à la fraise industrielle bourrée d’additifs à la glace faite maison avec de vrais morceaux de fruits. Ce conditionnement passe par d’autres sens. Les enfants s’étonnent qu’un sirop de menthe soit transparent. Ils sont tellement habitués au vert fluo des colorants qu’ils ne veulent plus autre chose. Leur faire explorer le goût demande des efforts, de cuisine mais surtout de pédagogie. Face à l’enfant qui réclame son steak frites, la plupart des parents abandonnent. Il faut ruser, faire des frites de panais. C’est un combat, on ne doit rien lâcher.
Pourquoi ce combat est-il important ?
Parce qu’à force de croiser les même saveurs on perd en curiosité. A l’intérieur du palais, le goût est un voyage. On peut se balader dans le goût comme dans un paysage. Prenons un bon vin. D’une bouteille à l’autre, les arômes seront différents. Deux heures après l’ouverture, puis un jour après, d’autres se seront libérés. Le goût est un territoire illimité. La cuisine n’est pas une science exacte, c’est là toute sa magie. A l’inverse, l’industrie agroalimentaire a réussi la prouesse de mettre sur le marché des milliers de produits qui, quel que soit le lieu, quelle que soit la saison, ont toujours strictement le même goût. Manger de la nourriture industrielle, c’est comme s’exprimer avec un nombre de mots très limité et s’en contenter. C’est triste, ça manque de poésie, c’est routinier. On se nourrit trois fois par jour, c’est autant d’occasions d’expérimenter, de découvrir, d’explorer.
Peut-on déformater son goût ?
Oui. Mais il faut un déclic, une rencontre, qui nous fasse prendre du recul sur notre alimentation. Le plus souvent, les gens changent leurs pratiques alimentaires après une maladie. C’est terrible d’attendre d’avoir un cancer pour arrêter de manger de la merde. Avant d’être une question de santé, le goût est une source de plaisir, de partage. Je ne vais pas vous ressortir la madeleine de Proust, mais il est évident que le goût charrie des souvenirs, des émotions.
Retrouver le goût passe par un retour aux fourneaux ?
Cuisiner, c’est créer du goût à partir de saveurs existantes. On ne cuisine pas bien avec de mauvais produits et, à l’inverse, on peut trouver du plaisir dans des aliments crus. Mais la perte du goût est liée à l’américanisation de notre rapport à l’alimentation, à la propagation de l’idée selon laquelle cuisiner c’est chiant et à la raréfaction de certains métiers de bouche. Dans la ville de mon enfance, en région parisienne, il y avait à l’époque un boucher, un primeur, un bon boulanger. Aujourd’hui, c’est ce que j’appelle un désert alimentaire, il n’y a plus que des supermarchés. Il faut retrouver ces métiers et les faire se rencontrer, que celui qui cuisine échange avec celui qui cultive. Je rêve de formations communes pour les élèves d’écoles agricoles et hôtelières.
Croyez-vous en un retour du goût ?
Oui, je suis optimiste. La fréquentation des McDo est en baisse. Quick ne convainc plus grand monde avec son slogan « Nous, c’est le goût ». Dans la restauration, le rapport au produit évolue. Je suis loin d’être le seul à prôner le frais et le brut. Dans la population, la part des adhérents aux Amap (Associations pour le maintien d’une agriculture paysanne) reste marginale mais il y a une prise de conscience. Retrouver le goût demande du temps et de l’énergie. Il ne suffit pas de pousser un chariot. Cela suppose de laisser aux légumes le temps de croître, de prendre le temps d’aller au marché, de cuisiner, de goûter, d’essayer, de se tromper. Le goût a la même mécanique que la pensée, plus on le sollicite, mieux il fonctionne. En reprenant le chemin du goût, on perd en facilité mais on gagne en liberté.
Xavier Denamur en dates
1963 Naissance à Rethel (Ardennes)
1989 Achat de son premier resto
2008 Se proclame contre la baisse de la TVA dans la restauration
2009 Organisation des Vrais Etats généraux de la restauration
2009 Autoproduit le film République de la malbouffe
Mars 2015 Sortie de Et si on se mettait enfin à table ? (Calmann-Lévy)
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