Halte aux fraudeurs ! Le gouvernement fait les gros yeux. Car les chiffres sont costauds. Le 29 juin, Dominique Tian, député UMP des Bouches-du-Rhône, dépose en grande pompe un rapport sur le bureau de l’Assemblée nationale. La triche sociale coûterait à la République 20 milliards d’euros. Ce n’est pas rien. C’est grosso modo le déficit de la Sécurité sociale attendu pour cette année. Du coup, l’objectif s’impose : « L’ampleur des déficits sociaux et la volonté de mieux maîtriser la dépense publique rendent nécessaire un meilleur contrôle de la dépense sociale », précise le texte.
Ca sent la flagrance
Un « meilleur contrôle » ? Comprenez une guerre aux fraudeurs plus musclée. L’arsenal existe déjà : comité national de lutte contre la fraude, délégation nationale à la lutte contre la fraude (DNLF), répertoire national commun de la protection sociale (RNCPS) (encore non opérationnel). D’ailleurs la lutte contre la fraude a déjà obtenu des résultats. Selon le rapport Tian : 458 millions d’euros de fraudes auraient été détectées en 2010. Mais le rapport préconise d’aller plus loin et d’instaurer une carte vitale biométrique, des ordonnances électroniques sécurisées, de créer un fichier national des employeurs condamnés, et une procédure de « flagrance sociale »...La guerre aux petits
Reste que l’arsenal est étrangement dirigé. En effet, dans le panier de la fraude, on distingue les tricheries sur les prestations et les autres sur les cotisations. D’un côté, il y a les particuliers qui reçoivent indûment des aides, de l’autre, les entreprises qui « oublient » de cotiser correctement pour un employé ou le payent carrément au noir. Mais l’échelle n’est pas la même. Loin s’en faut. La fraude aux prestations pèserait pour 2 à 3 milliards d’euros, celle aux cotisations priveraient les caisses de l’Etat de 8 à 15 milliards d’euros selon le rapport Tian. D’un côté 0,46% des allocataires seraient concernés, de l’autre 10 à 12% des entreprises.Incertitudes
Et pourtant... la fraude aux prestations semble davantage ciblée. Elle a même été déclarée prioritaire dans une lettre de mission adressée le 1er octobre 2007 au ministre des comptes publics par le Président de la République et le premier Ministre : « le chantier de la lutte contre la fraude aux prestations sociales, dont l’enjeu financier n’est même pas connu avec précision, est celui pour lequel les efforts les plus importants sont à mener ».Procédures brutales
Et ça se vérifie dans les faits. « Les moyens sont surtout mis sur la fraude aux prestations qu’on juge inadmissible », assure Julien Damon, professeur associé à Sciences-Po. « La lutte contre la fraude est surtout déséquilibrée quand on voit le luxe de précautions prises pour s’attaquer aux acteurs du soin (médecins, pharmaciens, etc, ndlr) et la brutalité des procédures réservées aux bénéficiaires de l’assurance maladie », souigne pour sa part Christian Saout, président du collectif interassociatif sur la santé. Pourquoi une telle différence de traitement ? « Parce que c’est plus spectaculaire, que beaucoup plus de gens sont concernés. Même si la fraude ne concerne que de petites sommes à chaque fois. De l’autre côté (du côté de la fraude aux cotisations sociales, ndlr), c’est plus difficile à retracer ».Tout ça pour... 0,096%
Résultat : lors de son audition devant la mission d’évaluation des comptes de la sécurité sociale (Mecs), le ministre du travail Xavier Bertrand a fait état d’un montant de 457,8 millions d’euros de fraudes détectées en 2010 dont 266 millions pour les fraudes aux prestations et 185 millions pour le travail non déclaré. 266 millions, une fortune ? Pas tant que ça si on juge les sommes engagées. Exemple avec la branche maladie et ses 150 à 160 millions de fraudes détectées depuis 2008 : soit 0,096% du montant total des dépenses de l’assurance maladie fixé à 162,4 milliards d’euros en 2010 ! « La fraude des pauvres est une fraude pauvre, dit Christian Saout. Ce n’est pas là qu’on trouvera des gisements d’efficience pour l’assurance maladie »Une guerre coûteuse
Pis, la guerre aux petits fraudeurs pourrait bien creuser encore le trou dans les caisses de l’Etat. Difficile de connaître le coût de l’arsenal déployé. Les chercheurs sont formels : les chiffres n’existent pas. « Mais si on estime par exemple qu’il y a 600 contrôleurs rien que pour la branche familles et qu’ils coûtent par exemple 100 000 euros bruts par an, ça fait des coûts substantiels. Les applications système sont aussi coûteuses comme celles utilisées par le RNCPS. Elles sont vendues cher par les entreprises qui les conçoivent », estime Julien Damon.
Une chose est sûre, l’efficacité n’est pas toujours au rendez-vous. Deux exemples pris ça et là le suggèrent :
- La Carte Vitale 2 : C’est en 2004 que le gouvernement décide d’apposer une photo sur la petite carte verte. En 2008, la Cour des comptes se penche sur cette mesure et évalue à 40 millions d’euros le prix de la photo sur les premières 50 millions de cartes (en excluant les renouvellements, pertes ou vols futurs). Mais sert-elle à quelque chose ? La Cour des comptes en doute. Pour elle, il suffirait de demander une pièce d’identité pour éviter toute utilisation frauduleuse. « Les cartes bancaires assurent une sécurité suffisante sans photo » souligne le rapport. Seule concession au gouvernement : « un effet dissuasif vis-à-vis d’éventuelles fraudes peut être intuitivement présumée », assure dépité les experts de la Cour des Comptes qui demandent d’abandonner ce dispositif jusqu’à ce que la nécessité en soit établi. Car la procédure a été adoptée « sans étude d’impact et donc en fonction d’un intérêt mal évalué en terme de réduction des fraudes ».
- L’exemple québecois Evidemment la France n’est pas le Québec. Mais l’exemple est néanmoins parlant. Là, en 1996, des chercheurs signent une étude et analysent la rentabilité des contrôles à l’aide sociale. En clair, le coût et les économies engendrés par la visite d’agents contrôleurs au domicile des particuliers. Chaque année, entre 86 et 96, 100 000 à 135 000 ménages sont ainsi contrôlés soit environ 30% des ménages bénéficiant de l’aide sociale. Entre 12,6 et 15,3% des ménages voient – à l’issue de la visite – leur droits réduits ou tout bonnement annulés. Mais les visites sont-elles pour autant rentables ? Entre 1992 et 1993, il y aurait eu 5 millions de dollars de trop payés détectés. Pour des dépenses liées aux visites de 9 millions de dollars par année. « De façon évidente, l’opération visites à domicile constitue une opération politique, visant à donner l’image d’un gouvernement rigoureux, qui contrôle avec énergie l’accès à l’aide sociale (…) mais de toute évidence ne relèvent pas de la saine gestion des fonds publics ». La preuve ? « Le gouvernement n’a jamais évalué de façon rigoureuse la politique » en question. L’absence de chiffres en France doit-il nous mener à la même conclusion ?
Mais la rentabilité est-elle à chercher à tout prix ? Pas sûr. « La lutte contre la fraude est indispensable même si on ne récupère pas beaucoup, confirme Julien Damon. Elle a une fonction de dissuasion indispensable. Et celle-ci est très difficile à mesurer ».
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