Ce n’est peut-être qu’un coup de pub… ou une idée révolutionnaire : Hermès a lancé une marque de luxe en Chine, Shang Xia, qui est dirigée par la designeuse shanghaïenne Qiong Er Jiang. Elle puise dans l’histoire, l’esthétique et les pratiques artisanales du pays pour créer une ligne de produits 100 % chinoise, exportée partout, y compris en Europe. Intéressant retournement. Le monde du luxe est plutôt régi par la règle : « Achetez, ça vient d’Occident. » Sans le savoir, en agissant pour remettre en avant une tradition artisanale locale, donc un morceau de l’identité d’un peuple, Hermès participe à l’« économie mauve ».
A la quoi ? « L’économie mauve se penche sur un pan du développement durable qui est souvent oublié, résume Jérôme Gouadain, secrétaire général du cabinet Diversum et inventeur du terme. Il s’agit de l’engagement des entreprises à respecter et valoriser les cultures et identités des peuples. » Lui n’hésite d’ailleurs pas à parler d’« empreinte culturelle », comme on parle d’empreinte écologique, pour désigner l’action des compagnies sur l’inconscient collectif, sur les langues et, au sens large, sur la richesse culturelle.
Communication ou secret ?
Une préoccupation si essentielle que Jérôme Gouadain a eu l’idée d’en faire, cet été, un manifeste (1), signé par un certain nombre de personnalités (Mercedes Erra, patronne de l’agence de pub Euro RSCG, Bernard Ramanantsoa, directeur d’HEC Paris…), soucieuses de rallier le mauve panache – « mauve parce que c’est l’une des couleurs de la communication », avance son créateur (qui, au passage, oublie qu’en Occident, c’est surtout celle du secret et du deuil). Comme sa consœur écologique, l’empreinte culturelle peut être positive ou négative, selon qu’elle enrichit ou appauvrit la diversité des cultures. « Par exemple, nous nous penchons sur le respect des multinationales pour les langues des pays dans lesquels elles s’installent, explique Jérôme Gouadain. Une entreprise imposant l’anglais comme seule langue de travail partout dans le monde sera mal notée par Diversum », qui délivre son label pour des fonds d’investissement éthiques.
Folklore en toc
A contrario, la note sera relevée si l’entreprise confie les rênes du pouvoir à des cadres 100% locaux plutôt qu’à des parachutés de la maison mère. « Ou si, comme McDonald’s, le choix est fait de passer d’un modèle standard à un modèle où les sandwichs tentent de s’adapter à la gastronomie de chaque pays. » Pas facile de tresser des lauriers à McDo… mais assurément, il faut ranger dans le tiroir mauve tous les produits bios et « terroir », qui valorisent les spécialités et pratiques agricoles traditionnelles. On peut aussi y placer les voyagistes de qualité, qui préservent les spécificités culturelles des pays visités au lieu d’imposer un folklore en toc pour touristes pressés. « Nous ne sommes pas parfaits, mais nous essayons d’éviter les dégâts du tourisme de masse, précise ainsi Jean-François Rial, pédégé de Voyageurs du monde et signataire du manifeste mauve. Nous refusons ainsi que certaines tribus reculées soient visitées. »
Et le patron de souligner que, par exemple, un tourisme intelligent a permis aux Touaregs de Mauritanie de conserver leur culture, en trouvant des moyens de subsistance. Dans un autre genre, mais tout aussi intéressant, Hermès – encore lui – vient d’éditer chez Actes Sud un drôle de Petit lexique des gestes qui répertorie tous les jolis verbes techniques utilisés dans ses ateliers : abat-carrer, chipoter, putoiser, rétreindre, etc. Lesquels ont, mine de rien, étoffé nos dicos. C’est d’ailleurs souvent par le vocabulaire que les firmes laissent une trace durable dans la psyché collective. Ainsi, une palanquée de noms communs comme frigidaire, mobylette, kleenex, scotch étaient d’abord des noms de marque. Et le patrimoine visuel français du XXe siècle serait-il aussi riche sans la Voix de son maître, la Vache qui rit, le Bibendum Michelin ou Mamie Nova ? Sans doute pas.
Rouleau compresseur
C’est justement la vraie problématique du mauve : son caractère fort aléatoire. Car tous ces mots, tous ces logos se sont imposés d’eux-mêmes dans nos cultures, presque involontairement. Et comme toujours quand on parle culture, il est bien difficile de distinguer ce qui relève de l’« empreinte positive » du rouleau compresseur uniformisateur. Qui dit que le jargon franglais mâchouillé par les cadres sup ne sera pas un jour considéré comme un argot touchant du XXIe siècle ? Et que le triumvirat McDo-MTV-Nike ne sera pas comme une mythologie merveilleuse des années 1980-1990 ? N’oublions pas que le déferlement de la culture américaine dans l’Europe d’après-guerre (les Marlboro, le jazz, le Coca-Cola, les films noirs…), qui nous rend un peu nostalgiques, a provoqué en son temps une levée de boucliers. On avait d’ailleurs un mot pour ça : la « coca-colonisation ». —
(1) A retrouver ici
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