publicité
haut
Accueil du site > Actu > Enquêtes > Dans les coulisses du transport pétrolier
Article Abonné

Dans les coulisses du transport pétrolier

Taille texte
{#TITRE,#URL_ARTICLE,#INTRODUCTION}
 
Sept ans après le naufrage de l'Erika, alors que s'ouvre le procès de la catastrophe, Terra Economica a remonté la chaîne du transport pétrolier. Bilan : les navires poubelles ont fui les eaux européennes. Mais les équipages et l'environnement restent le maillon faible.
SUR LE MÊME SUJET
JPEG - 30.3 ko
Les 19 000 tonnes de fioul de l’Erika avaient souillé 400 km de côtes, du Finistère à la Charente maritime. (Crédit : Cèdre)

Vraquiers, porte-conteneurs, pétroliers, chalutiers... Chaque année, 55 000 navires empruntent le rail d’Ouessant, les flancs parfois chargés de matières extrêmement dangereuses. 200 à 300 millions de tonnes de pétrole se « promènent » ainsi bon an mal an, au large de nos côtes bretonnes. Sans incident, la plupart du temps. Mais lorsque ce dernier survient, le littoral supporte les dommages collatéraux. Les galettes de fioul échappées ces jours-ci des réservoirs du porte-conteneurs MSC Napoli ravivent de mauvais souvenirs, à l’heure de l’ouverture du « procès de l’Erika ».

400 kilomètres de plages et de côte sauvage polluées, des colonies d’oiseaux décimées. C’est au nom de l’ampleur des dégâts que les parties civiles, notamment les collectivités locales, veulent faire de l’épisode judiciaire de l’Erika un événement sans précédent. A la justice de déterminer les responsabilités du naufrage. Mais déjà, force est de constater qu’aujourd’hui le transport pétrolier n’est plus cette filière « à la dérive » que décrivaient alors certaines gazettes. « Dieu sait que je suis critique, mais il faut reconnaître que les choses se sont améliorées », confie Corinne Lepage, une des avocats des parties civiles, par ailleurs candidate à l’élection présidentielle 2007. Moins de marées noires

Un chiffre illustre cette tendance. Depuis les années 1970, l’ITOPF [1] dénombre toutes les marées noires accidentelles mettant en cause des pétroliers, des cargos et des barges. Au cours des dix dernières années, l’ITOPF a recensé 46 marées noires de plus de 700 tonnes, contre 96 dans les années 1980 et 236 dans les années 1970 ! « Localement, une marée noire est toujours une catastrophe. Mais la tendance est nette », souligne Jean-Frédéric Laurent, responsable du département des études du courtier maritime Barry Rogliano Salles. Pour comprendre les progrès réalisés et mettre en lumière les zones d’ombre qui subsistent, il faut remonter la longue chaîne du transport pétrolier, un écosystème « mondialisé » avant même que le terme ait existé.

1. Qui est propriétaire ? Le premier maillon de cette chaîne est le propriétaire du navire. Lorsqu’en décembre 1999 l’entreprise TotalFinaElf - via sa filiale Total Transport Corporation - décide de livrer 30 000 tonnes de fioul lourd à Enel (l’EDF italien), elle affrète un navire qu’elle ne possède pas. Car depuis les années 1970, et notamment depuis le naufrage de l’Amoco Cadiz, les compagnies pétrolières se sont progressivement désengagées de leur flotte. « C’était d’une part une question d’image », rappelle Jean-Frédéric Laurent. L’Amoco Cadiz et l’Exxon Valdez portaient en effet les couleurs de leur compagnie [respectivement Amoco et Exxon, ndlr] lorsqu’ils ont coulé. On a connu campagne de communication plus glamour.

« C’était d’autre part la volonté d’externaliser un métier - le transport - qui n’était pas central dans leur activité, poursuit Jean-Frédéric Laurent. Il n’y a d’ailleurs aucune chance pour que les compagnies reconstituent un jour des flottes de pétroliers. » Aujourd’hui des armateurs comme le géant canadien Teekay Shipping ou le norvégien John Frederiksen ont bâti de larges flottes qu’ils louent aux majors du pétrole.

Ecran total

En 1999, c’est finalement du côté de l’Italie que l’on a retrouvé le propriétaire de l’Erika. Giuseppe Savarese, un jeune homme de 36 ans, portant costume et lunettes fines, avait pris soin d’abriter les activités de son entreprise Tevere Shipping derrière une cascade de sociétés-écrans. Ce dispositif banal lui a permis dans un premier temps de ne pas être inquiété par la justice. Savarese avait confié la gestion quotidienne de l’Erika à Panship, une entreprise indienne qui s’était chargée de recruter l’équipage.

L’affréteur - Décembre 1999. TotalFinaElf livre 30 000 tonnes de fioul lourd de sa raffinerie de Dunkerque à l’usine Enel de Livourne (Italie). C’est Total Transport Corp qui affrète l’Erika, un navire de 25 ans d’âge, via le courtier Petrian Shipbroker. Lequel touche une commission de 1,25 % du prix du transport.

Le propriétaire fantôme - Derrière une cascade de sociétés-écrans, l’entreprise Tevere Shipping, dirigée par Giuseppe Savarese, est l’armateur (propriétaire) de l’Erika. Mais elle en a confié la gestion à la société Panship, qui a recruté l’équipage.


De TotalFinaElf à Panship en passant par Savarese, cet éclatement de la propriété d’un navire et de sa cargaison rend difficile la détermination des responsabilités en cas d’accident. « Dans ce cadre, c’est une prouesse que la juge Dominique de Talancé ait pu boucler l’enquête sur le naufrage de l’Erika », estime Corinne Lepage. Car si le transport maritime est mondialisé, la justice ne l’est toujours pas. Sur ce point, rien n’a évolué depuis l’Erika. Zéro pointé.

2. Qui contrôle ? On ne peut pas en dire autant du contrôle des navires, le deuxième maillon de la chaîne. Du point de vue de la sécurité maritime, c’est le point central. Il implique quatre protagonistes : l’affréteur, l’état du pavillon, l’état du port et la société de classification. En se défaisant de leur flotte, les pétroliers ont tenu à conserver un œil grand ouvert sur les navires qu’ils affrétaient. Exxon, Total, Shell et d’autres ont donc créé en 1993 une immense base de données. SIRE [2], c’est son nom, joue en quelque sorte les renseignements généraux du transport pétrolier. Les inspecteurs des majors contrôlent régulièrement les navires qu’elles affrètent. A cette occasion, ils rédigent des petites notes, qui alimentent SIRE. C’est le « vetting ».

Cette opération est complétée par le travail de la société de classification du navire. Celle-ci se charge d’en assurer l’inspection indépendante : au moins de visu voire, à intervalles réguliers, en menant une visite complète sur cale sèche. Dans le cas de l’Erika, c’est la société italienne Rina [3] qui réalisait ces contrôles. A-t-elle assuré correctement son travail ? Rina, suspectée de laxisme à l’époque, compte au nombre des prévenus du procès de l’Erika. Elle n’en est pas moins membre de l’IACS, l’Association internationale des sociétés de classification, un club très select dont les membres contrôlent à eux seuls 90 % du tonnage mondial. En 1997, l’IACS n’avait pas hésité à exclure de ses rangs le Polish Register. Après les épisodes de l’Erika et du Prestige, l’IACS a substantiellement durci les règles de contrôle des pétroliers de plus de 15 ans.

La Commission européenne veille au grain

Troisième niveau de contrôle : l’Etat du pavillon. C’est lui qui délivre, après inspection, le permis de naviguer. L’Erika était immatriculée à La Valette, la capitale de Malte. Ce caillou posé au milieu de la Méditerranée était qualifié en 2000 de « pavillon de complaisance ». Selon les spécialistes, il respectait bien les lois maritimes internationales et ses inspecteurs travaillaient le plus sérieusement du monde. Mais Malte s’avèrait incapable de faire respecter son niveau d’exigence à tous les navires battant son pavillon sur les mers de la planète. Depuis, Malte a fait des progrès : c’était une des conditions sine qua non de son entrée dans l’Union européenne. La Valette figure désormais sur la « liste blanche » des pavillons les plus attentifs à la qualité de la flotte qu’ils immatriculent, aux côtés de la France, de la Finlande ou encore du Royaume-Uni. A contrario, d’autres Etats « sous-normes » continuent de délivrer leur pavillon à des navires-épaves. Bolivie, Slovaquie, Géorgie, Comores, Tonga, Honduras, Albanie, Corée du Nord sont classées sur la liste noire du « Paris MOU » [4], affublées du qualificatif « très haut niveau de risque ». Faute de moyens et/ou de volonté, pirates des mers et navires poubelles y sont les bienvenus.

JPEG - 24 ko
Le 19 novembre 2002, le Prestige coule par 3 500 mètres de fond laissant échapper 63 000 tonnes de fioul. C’est la plus grande marée noire de ces dix dernières années. (Crédit : Douane française)

Il existe, enfin, un quatrième niveau de contrôle : l’Etat du port. Au sein du Paris MOU, les Européens, les Canadiens et les Russes font respecter un arsenal de règles, qui s’appliquent à l’ensemble de leur domaine maritime. Depuis l’Erika, une attention particulière est apportée au respect de celles-ci. Un seul exemple : pour accroître les chances de détecter les navires « sous-normes » (pétroliers ou non) chaque Etat doit inspecter au moins un navire sur quatre faisant escale dans ses ports. Et les poubelles sont priées d’aller croiser ailleurs. Il y a quelques jours, les autorités italiennes ont ainsi banni le Trinity des eaux européennes. Ce vraquier battant pavillon cambodgien, propriété d’un armateur grec, avait été immobilisé pendant deux semaines dans le port de Ravenna en raison d’une dizaine d’avaries ou de manquements à la sécurité. Sus aux navires poubelles !

A l’époque de l’Erika, faute d’inspecteurs en nombre suffisant, la France contrôlait au maximum un navire sur huit... Pas très reluisant. Elle en inspecte aujourd’hui un sur trois. Et la Commission européenne veille au grain : le troisième des « paquets Erika » - une série de mesures destinées à faire des eaux européennes les plus sûres au monde - prévoit que tous les navires puissent être inspectés, à terme. Pour parachever ce long chapitre de la sécurité, le vetting des majors du pétrole a été complété depuis l’Erika par une autre base de données, Equasis, qui scrute l’ensemble de la flotte : pétroliers, vraquiers, porte-conteneurs, etc. Gérée depuis Saint-Malo, Equasis permet en un clin d’œil de tout connaître d’un navire. Et, par conséquent, de détecter les poubelles potentielles croisant au large des côtes européennes.

C’est donc net : le maillon du contrôle a été considérablement renforcé depuis l’Erika. Du coup, les membres du Paris MOU détectent moins de contrevenants qu’auparavant, alors qu’ils contrôlent de plus en plus de navires. En 2005, 994 d’entre eux ont été immobilisés temporairement pour manquement aux règles. Ils étaient 1 577 en 2002. Et « du côté des pétroliers on a assisté à la démolition massive de navires de toutes tailles entre 2000 et 2004, raconte Jean-Frédéric Laurent. Aujourd’hui, l’épuration de la flotte est en grande partie réalisée. » A tel point que les majors du pétrole utiliseraient désormais des navires récents pour transporter les fiouls très bas de gamme, tels celui que convoyait l’Erika.

3. Y a-t-il un pilote à bord ? Reste, dans la chaîne du transport pétrolier, un maillon faible : les équipages. « Dans le transport maritime, 80 % des incidents et 95 % des collisions et échouages sont d’origine humaine. Or, l’élément humain n’est toujours pas suffisamment pris en compte », insiste Philippe Alfonso. A Bruxelles, il suit le dossier du transport maritime pour l’ETF, la branche européenne du puissant syndicat des ouvriers des transports ITF. Dans leurs bureaux de Londres, à un jet de pierre de la Tamise, les équipes d’assistance de l’ITF reçoivent quotidiennement des appels de détresse « de marins confrontés à des situations sordides », raconte Philippe Alfonso. Equipages abandonnés, accidents du travail non indemnisés, salaires impayés, horaires stakhanovistes (Lire aussi : A la recherche du pollueur-payeur).


Pavillon de complaisance - L’Erika bat pavillon maltais. Ce qui signifie que l’Etat maltais - à l’époque un pavillon à haut risque - accepte d’immatriculer le navire. Le contrôle technique de l’Erika est confié pendant trois ans à une société de classification italienne : Rina.

Etat du port - Outre les contrôles de la société de classification, le navire peut subir ceux des autorités portuaires. Leur rôle : détecter les poubelles des mers. Important : l’état de l’Erika était également consigné dans SIRE, une base de données commune aux grands groupes pétroliers.


En cause, les armateurs véreux mais aussi les « manning agencies » : des sociétés intermédiaires qui fournissent des équipages clés en main aux opérateurs des navires. « Avec le risque que certains armateurs engagent des marins moins bien formés, au rabais, pour une simple question de coût », relève Philippe Alfonso. Certaines manning agencies ont pignon sur rue. D’autres se contentent d’acheter et vendre des équipages... sur le Net. Dans le transport pétrolier, ces agences comblent un vide car, « depuis trois ans, la disponibilité de personnel qualifié est un vrai problème, confie une spécialiste du secteur. La demande est telle que la filière est confrontée à une grosse pénurie de main-d’œuvre. »

Philippe Alfonso s’inquiète également de la criminalisation des équipages. « Comme la chaîne du transport maritime est morcelée, il arrive que la responsabilité des uns et des autres s’interrompe en cas d’accident grave. La tentation est grande de faire des officiers et capitaines les boucs émissaires », dit-il. Le commandant de l’Erika compte ainsi parmi les prévenus du procès. Celui du Prestige a eu droit à un séjour derrière les barreaux. Pour l’ETF, il est urgent de mieux former mais aussi de protéger les équipages. Sur ce point, la balle est dans le camp de la Commission et du Parlement européens, qui planchent sur la transcription en droit européen de la Convention sur le droit maritime de l’OIT (Organisation internationale du travail). En se montrant intraitable sur la sécurité du transport pétrolier, l’Union a largement contribué à nettoyer les eaux européennes. Et, par ricochet, à envoyer à la casse des dizaines de navires poubelles croisant sur tous les océans. « L’Europe doit continuer de montrer l’exemple et se montrer maintenant intraitable sur la question sociale », conclut Philippe Alfonso.

ARTICLES LIES

- Equipages : un quart de veille, trois quarts de fatigue

- A la recherche du pollueur-payeur


Aller plus loin

- Les « Paquets Erika » de l’Union européenne

- L’Oil Pollution Act américain, instauré après le drame de l’Exxon Valdez

- Le dossier complet de l’Erika, vu par les collectivités locales, sur le site de la région Pays de la Loire

- Suivre le procès de l’Erika

[1] ITOPF : association d’armateurs, spécialisée dans la gestion des marées noires. [L’ITOPF-www.itopf.com/stats.html] diffuse des statistiques complètes sur les marées noires.

[2] Ship Inspection Report Exchange

[3] Rina : Registro Italiano Navale

[4] Le Paris Memorandum of Understanding (« Paris MOU ») regroupe des Etats européens, le Canada et la Russie. Il publie les listes noires des pavillons de complaisance et des navires bannis des eaux de ses Etats membres. A consulter sur : www.parismou.org

Faites réagir vos proches, diffusez l'info !
Vous aimez Terra eco ? Abonnez-vous à la Newsletter

Cofondateur et directeur de la publication du magazine Terra eco et du quotidien électronique Terraeco.net

- Suivez-moi sur twitter : @dobelioubi

- Mon blog Media Circus : Tant que dureront les médias jetables

TOUS LES COMMENTAIRES
COMMENTAIRES SÉLECTIONNÉS
RÉPONSES DE LA RÉDACTION
Trier par : Plus récents | Plus anciens
Affichage : Voir tout | Réduire les discussions
Soyez le premier à réagir à cet article !
PUBLIER UN COMMENTAIRE

Un message, un commentaire ?

  • Se connecter
  • Créer un compte

publicité
1
publicité
2
    Terra eco
    Terra eco
publicité
3
SPIP | squelette | | Plan du site | Suivre la vie du site RSS 2.0
publicité
bas