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28-05-2009

Baie d’Alang : les bateaux se cachent pour mourir

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En 2006, les mésaventures du « Clemenceau » avaient mis en lumière la jungle des chantiers de démantèlement indiens. Carcasses entassées, côte sinistrée, ouvriers sans protection face à l’amiante… Qu’en est-il aujourd’hui ? Reportage en Inde dans une zone interdite.
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Début 2006. Le plus grand cimetière de bateaux du monde, dans l’Etat indien du Gujarat, attend la carcasse du porte-avions Clemenceau – 26 000 tonnes de ferraille et d’amiante. Jugée « trop sale » pour naviguer jusqu’en Inde et y être désossée, l’embarcation fait finalement demi-tour, direction les pontons brestois. La péripétie n’empêche pas, quelques jours plus tard, l’ex-paquebot France, autre fleuron de la marine nationale, de jeter l’ancre à Alang sur la plage aux navires abandonnés.

Les industriels locaux et le gouvernement indien n’ont rien oublié du battage médiatique autour de l’arrivée annoncée, puis avortée, du Clemenceau. Aujourd’hui, le site est ceint de barbelés et son unique entrée est protégée par des vigiles et des policiers. Toute personne qui ne travaille pas sur place ne peut y accéder sans autorisation. Un sésame rarement accordé, qui plus est à des journalistes français. Pas le choix donc : le moyen le plus « simple » pour poser un orteil dans la forteresse consiste à grimper dans une voiture appartenant à la seule ONG présente sur place, Bhavnagar Blood Bank, et à enfiler un sari, la tenue traditionnelle des Indiennes.

Shampoings et gilets de sauvetage

A l’intérieur de la zone, une gigantesque brocante de plus de 800 stands s’étale au milieu de champs de coton, le long d’une route récemment reconstruite. Des tableaux aux shampoings en passant par les gilets de sauvetage, tout ce qui se trouvait à bord des bateaux s’y écoule au rabais. Au fur et à mesure que l’on s’approche de la mer, le bruit s’amplifie et l’air se charge de poussière. Enfin, les cheminées des navires apparaissent à l’horizon et l’on découvre une centaine de chantiers disséminés sur 12 km de plage. A 13 heures pile, une sirène retentit, et une vague de plusieurs milliers d’ouvriers en bleu de travail, équipés de casque et de gants, déferle alors vers les cantines.

Si les travailleurs sont inaccessibles sur les chantiers, ils acceptent, en revanche, de témoigner au cœur du bidonville dans lequel ils vivent. Rammohan Lakhere habite une petite cabane en bois d’à peine 12 m², plongée dans l’obscurité alors qu’à l’extérieur, le soleil est au zénith. Au sol s’entassent un simple matelas, de quoi préparer du thé et un tabouret mais ni eau au robinet ni électricité.

« Cela fait dix ans que je suis ouvrier ici. Je gagne 150 roupies – 2,3 euros – par jour. Mais l’activité est très irrégulière. Lorsque je suis embauché sur un chantier, je peux travailler pendant des semaines sans pause, puis rester désœuvré pendant longtemps », raconte-t-il. Comme 95 % des travailleurs d’Alang, il est venu seul. « Ce n’est pas un endroit pour vivre mais pour gagner de l’argent. Mes enfants ne sont pas avec moi mais, grâce à cet emploi, ils vont à l’école. Il n’y a que cela qui compte », explique l’ouvrier qui, à 40 ans, en paraît dix de plus. La plupart des désosseurs arrivent des Etats pauvres et agricoles du nord de l’Inde où une mauvaise récolte suffit encore à provoquer des famines.

6 500 tonnes découpées par jour

Et l’exode s’amplifie en ce moment. Car l’activité a repris : plus de 90 chantiers sont ouverts contre 30 il y a seulement cinq mois. Et on estime à 16 000 le nombre d’hommes occupés à dépecer les épaves du monde entier. Selon le Conseil maritime du Gujarat, qui gère l’industrie du démantèlement, plus de 140 navires sont arrivés sur la plage d’Alang depuis le début de l’année et 6 500 tonnes de ferraille y sont découpées quotidiennement.

« Nous anticipons un record d’activité cette année car, à cause du ralentissement économique mondial, 600 bateaux devraient être envoyés à la casse en 2009 », se réjouit Vishnu Gupta, président de l’Association des casseurs de bateaux d’Alang. « Avec la chute des échanges de marchandises, beaucoup de navires restent à quai. Comme les coûts de maintenance sont extrêmement élevés, les armateurs préfèrent se débarrasser de ceux qui ne sont plus rentables », analyse Mehul Mehta, un des plus importants courtiers de la région.

Sur le marché indien, la tonne d’un bateau condamné s’achète entre 250 et 300 dollars et se revend 370 dollars. Dans l’industrie du recyclage, les marges restent faibles. C’est une des raisons pour lesquelles les entrepreneurs rechignent à investir dans des infrastructures pourtant primordiales pour la sécurité des travailleurs et le respect de l’environnement.

« Une zone de non-droit »

A Alang, le taux d’accident est de 2 pour 1 000 ouvriers, affirment les statistiques du gouvernement. On peut en douter. Mahesh Pandya a été le premier à tirer le signal d’alarme. En 1996, cet ingénieur a remis à la Cour suprême du pays un rapport accablant sur les conditions de travail des ouvriers. « Avec mon association Janvikas, nous luttons pour le respect des droits humains fondamentaux. La clinique du site a été agrandie et les travailleurs reçoivent désormais un kit de protection ainsi qu’une courte formation aux normes de sécurité. Mais les choses changent très lentement », déplore-t-il. « Les progrès qui ont été accomplis ne sont que de la poudre aux yeux destinée à l’opinion internationale, ajoute le syndicaliste Gangadhar Raval. Les ouvriers n’ont jamais de contrat écrit et les employeurs les menacent : celui qui parle perd son emploi. Alang reste une zone de non-droit. »

Amiante, plomb, cadmium, arsenic… Presque tous les navires démantelés regorgent de substances nocives. Un membre du gouvernement, qui veut conserver l’anonymat, reconnaît qu’il a évalué à 60 % la proportion de travailleurs exposés à l’amiante. On lit 16 % dans le rapport officiel. « La plus récente injonction de la Cour suprême indienne concernant l’amiante date de 2007 et pourrait se résumer par : “ Protéger l’industrie, tuer les gens ”, assure Gopal Krishna, un des auteurs du rapport India’s Asbestos Time Bomb. Ce sont les ouvriers qui paient le coût de la décontamination, qui incombe pourtant aux propriétaires des bateaux, car ce sont eux qui s’endettent pour acheter des médicaments. La gestion des déchets d’amiante s’est améliorée mais les conditions dans lesquelles travaillent les ouvriers ne changent pas. Sous le vernis, l’horreur perdure. »

Et Mahesh Pandya de renchérir : « Nous ne voulons pas la fermeture des chantiers. Cette industrie est vitale pour l’économie indienne. Mais nous exigeons que la législation protège les travailleurs et l’environnement, et que le principe du pollueur-payeur soit appliqué. » La revendication n’a rien d’extraordinaire : ce militant réclame juste que les règles internationales instituées par la convention de Bâle sur la circulation des déchets dangereux soient respectées. Elles obligent notamment l’armateur à assumer les coûts de dépollution avant de se débarrasser de son épave dans un pays en développement. Problème : il n’existe pas de réel contrôle.

Le modèle européen ?

L’Inde, de plus en plus soucieuse de son image, a fait progresser sa législation sur le démantèlement. Même si ces avancées sont minimes, elles ont poussé les propriétaires de navires à se tourner vers des pays encore moins regardants et pratiquant des tarifs toujours plus bas, comme le Bangladesh. L’Organisation maritime internationale a adopté, le 15 mai, une convention pour les navires en fin de vie. Si elle impose aux armateurs de fournir désormais aux chantiers une liste des matériaux dangereux contenus dans les navires, elle n’empêchera pas ceux-ci d’être démantelés sur de simples plages aménagées.

En outre, son entrée en vigueur attendra au moins 2015. Les 1 200 pétroliers à simple coque, qui sont progressivement supprimés, y échapperont donc. L’Union européenne prévoit, elle, d’aller plus loin avec un contrôle indépendant des chantiers, un système de financement pour un démantèlement « propre » ainsi qu’une industrie de déconstruction occidentale. En attendant, les fourmis d’Alang continuent d’œuvrer. Au péril de leur vie. 


BANGLADESH : DES ADOS FACE AUX ÉPAVES

A Chittagong, « il ne se passe pas un jour sans qu’un travailleur ne tombe malade, ne se blesse ou ne meure », dénonçait en septembre la Fédération internationale des droits de l’homme. Sur cette plage du sud-est du Bangladesh, 20 % des ouvriers sont des mineurs âgés de moins de 15 ans, qui découpent les carcasses sans la moindre protection. Exposés aux matières toxiques contenues dans les navires, victimes d’évanouissements suite à l’inhalation de gaz et de fumées, ces enfants pâtissent du système mal régulé du transport maritime international. Les salaires de misère et le mépris des normes environnementales permettent aux entrepreneurs de proposer un bon prix aux armateurs, si bien que Chittagong a détrôné Alang comme premier chantier mondial de démantèlement des navires.

SUR LE MÊME THÈME

- La femme qui fait déchanter les casses à bateaux
Sources de cet article

- Le rapport India’s Asbestos Time Bomb

- Le rapport de la FIDH sur le travail des enfants dans les chantiers au Bangladesh (en anglais)

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