Jarnail Singh fait tourner, doucement, son bâton dans l’eau trouble. Des grains brunâtres se soulèvent, formant des volutes en suspension. Le fluide semble empli de vie. « Voici ma recette, dit l’agriculteur au turban orangé. Dans 200 litres d’eau, je mets 10 kg de bouse, 7 litres d’urine de vache, 2 kg de mélasse et 1 kg de farine de pois chiche. Il faut tourner matin et soir, dans le sens des aiguilles d’une montre, pour donner de l’oxygène aux micro-organismes. »
Dans sa ferme, près du village de Mahji, au Penjab, ce sont les micro-organismes qui s’occupent des champs, le fermier ne fait que superviser, aime à dire Jarnail Singh. Dans cet Etat du nord de l’Inde, il n’est pas rare de voir, entre la moisson du riz et les semailles du blé, les agriculteurs mettre le feu à leur champ pour y brûler la paille qui y reste. Jarnail, lui, laisse les résidus des récoltes se mêler à la terre, et répand le lisier qu’il concocte. La flore et la faune microscopiques qui y pullulent décomposent ces résidus dans le sol et permettent aux plantes d’absorber les nutriments par les racines. La méthode est efficace. Dans sa rizière, les pousses ondoient, vert tendre, un brin dorées, presque translucides. L’exploitant pointe du doigt le champ de son voisin, qui travaille en agriculture intensive. Le contraste est saisissant. Les plants sont secs et s’affaissent. « Les pesticides et les engrais chimiques tuent les micro-organismes, commente-t-il. Le système immunitaire de la plante s’affaiblit, elle perd sa vigueur. » Il s’accroupit et tapote le sol. « Tous ces produits rendent le sol très dur. L’eau s’infiltre moins bien, et les racines poussent moins en profondeur. Alors que ma terre est tendre », ajoute-t-il avec un brin de fierté.
Vaches et pois chiches
Jarnail Singh a choisi de se convertir, il y a cinq ans, à ce qu’il appelle « l’agriculture naturelle » – une méthode sans intrants chimiques, qui suit « les lois de la nature » et se contente des ingrédients qui y sont déjà présents, décrit le paysan sikh. Ce qui l’a décidé à franchir le cap, c’est avant tout un constat très terre-à-terre : « Après trente ans de culture intensive, mes rendements se sont mis à stagner. Ceux de l’agriculture naturelle progressent lentement, mais sûrement. A long terme, ils dépasseront la productivité du tout-chimique », parie-t-il. En parallèle, ses coûts de production sont désormais bien moindres. L’exploitation de Jarnail fonctionne quasiment en autonomie – comme en témoigne son engrais naturel dont les ingrédients proviennent de sa vache, de sa canne à sucre et de ses pois chiches. Et les micro-organismes n’ont pas de prix…A l’inverse, depuis le lancement de la « Révolution verte » (lire l’interview au bas de cet article) dans les années 1960 – une vaste réforme agraire qui a impulsé le passage d’une culture vivrière à intensive en Inde – nombre d’agriculteurs sont entrés dans une course folle aux investissements. Pour se mécaniser, creuser des puits d’irrigation toujours plus profonds, acheter des intrants de plus en plus chers, et des semences dont certaines – comme le coton BT de Monsanto –, sont stérilisées. Dans ce pays agricole où trois quarts des paysans possèdent moins de deux hectares de terre, les petits cultivateurs ont payé le prix fort de ce mode de production. Au point de se retrouver, pour certains, acculés dans une impasse financière.
Grenier à blé de l’Inde
Jagjeet Singh avait à peine plus de 20 ans quand il a avalé ses propres pesticides. « Il était très préoccupé par ses dettes. Il avait l’impression qu’il était devenu un fardeau, et qu’il ne pourrait plus ramener de quoi vivre à la maison. Un jour, il est parti aux champs… » La voix de son épouse se perd, noyée dans un chagrin toujours vif, près de dix ans après sa disparition. Entourée de ses deux garçons, la jeune femme tient un portrait du défunt. La photographie est un peu floue, mais on distingue un visage jeune sous un turban rouge rubis. Dans la cour en terre de sa maison, il y a une chèvre et un bouc, un tas de coton qu’elle a récolté, et des petits fours de terre cuite qu’elle fabrique désormais. Son ton se fait plus ferme quand elle explique qu’elle n’a jamais reçu l’aide financière que l’Etat est censé apporter aux veuves de paysans suicidés. Chaque année, ils sont environ 17 000 à passer à l’acte en Inde. Première cause : l’endettement, qui touche plus de deux tiers des agriculteurs penjabis, selon l’Institut international de recherche sur les politiques alimentaires (Ifpri).Si les conséquences de la Révolution verte ont été lourdes, cette politique a toutefois permis à l’Inde de relever, après son indépendance, le défi de sa souveraineté alimentaire. A grands renforts de subventions, l’Etat impulse alors une réforme agraire dans les régions les mieux parées – en particulier le Penjab, riche d’une tradition agricole ancestrale. Elle repose sur trois piliers : l’irrigation, les engrais chimiques, et de nouvelles variétés de blé et de riz à haut rendement. Pour inciter à la monoculture de ces deux céréales, il rachète à un prix minimum une part importante des récoltes, qu’il stocke et redistribue dans tout le pays.
Dans les premières décennies, les fruits de la Révolution verte semblent tenir du miracle. Entre 1960 et la fin des années 1990, l’Inde voit ses rendements de riz doubler et ceux de blé tripler. Au Penjab, ces derniers sont même multipliés par six – ce qui vaut à l’Etat son surnom de grenier à blé de l’Inde. Mais, alors que la nation parvient à une autosuffisance céréalière, elle devient aussi le troisième pays consommateur d’engrais au monde. Dans le Penjab, l’excès d’irrigation a, en certains endroits, noyé les terres, devenues salinisées et stériles, tout en asséchant les nappes phréatiques.
Goyaves et cacahouètes
Derrière ces enjeux environnementaux, les Penjabis sont de plus en plus sensibles aux problèmes sanitaires qui essaiment chez les agriculteurs, leurs familles, leurs voisins. Jaswinder Singh, médecin dans le village de Dabrikhana depuis vingt ans, a été témoin au quotidien de l’émergence de ces nouveaux maux : « Les cas de stérilité, de cécité, les jaunisses, l’asthme. Il y a aussi beaucoup de malformations, au cœur, aux poumons. Mais le pire, c’est le nombre effrayant de cancers. » Au Penjab, cette maladie est devenue la quatrième cause de mortalité.Amarjeet Sharma a la barbe blanche, le regard droit et la voix paisible. Dans sa ferme près de Chaina, il passe de longues heures à chasser les perruches qui viennent picorer son millet. « Ça pousse tout seul », sourit-il. Il fait partie, comme Jarnail Singh, des rares paysans penjabis à s’être convertis à l’agriculture naturelle. « Avec l’agriculture commerciale, il suffit d’une mauvaise saison pour se retrouver les poches vides… Je cultive pour ma famille et moi, et je ne vends que les surplus », observe le fermier, pragmatique. Chaque semaine, il participe à un petit marché bio associatif, lancé cette année dans la ville voisine de Batinda.
A lui seul, Amarjeet Sharma s’occupe d’une soixantaine de variétés, qui s’entremêlent sur à peine deux hectares. Des goyaves, des cacahouètes, du piment, des courges, du basilic, du curcuma… Un joyeux enchevêtrement d’essences où rien, pourtant, n’est laissé au hasard. L’homme est passé maître dans l’art du compagnonnage, associant diverses plantes qui se rendent des services mutuels. Son margousier – l’un des sept arbres sacrés des Védas hindouistes – produit un puissant insecticide. Quant à ses haricots, piqués ça et là au milieu de son millet, ils fixent l’azote, dont a besoin la céréale pour s’épanouir. L’agriculteur a aussi créé, dans son corps de ferme, une des premières banques de semences de la région. Quelques étagères sur lesquelles s’entassent des pots de graines de toutes formes et couleurs, qu’il multiplie puis distribue gratuitement. Il est conscient qu’au Penjab, la monoculture a causé une érosion de la biodiversité des espèces cultivées. Selon l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture, on ne verra bientôt plus qu’une dizaine de variétés de riz en Inde, là où on en comptait autrefois plus de 30 000 !
Graines cabossées
Pourtant, « certaines variétés de riz ont des propriétés médicinales, d’autres s’adaptent à un sol pauvre, ou à la sécheresse », explique Suman Sahai, présidente de l’ONG Gene campaign. Certaines espèces traditionnelles – comme les lentilles, qui composent le dhal, plat quotidien indien – sont les grandes perdantes de la Révolution verte. Avec leur déclin, c’est un régime alimentaire qui s’appauvrit, et des savoir-faire qui disparaissent. Amarjeet Sharma plonge la main dans un de ses pots étiquetés, et en sort des graines cabossées. « Une variété rare, assure-t-il. C’est du pois chiche noir. » Puis, d’une voix douce et sérieuse, il met en garde : « Il faut le cuire à feu doux, et sans aucune épice. Les épices ne se mélangent pas à son jus. C’est ainsi qu’il garde tout son goût. » —Entretien avec l’agronome Monkombu Swaminathan. Agé de 87 ans, il est considéré comme le père de la « Révolution verte ».
« La Révolution verte n’a pas fait disparaître le problème de la faim »
Terra eco : Dans quel contexte la Révolution verte a-t-elle été lancée en Inde ?

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