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A Chypre, une écocité pour construire la paix

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A Chypre, une écocité pour construire la paix
(Crédit photo : Antoine Védeilhé pour « Terra eco »)
 
Depuis la partition du pays en 1974, Famagouste est une cité fantôme contrôlée par l’armée turque. Mais, aujourd’hui, des partisans de la réunification de l’île veulent la transformer en ville 100 % verte.
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ÉCOLOGIE SOCIÉTÉ ÉCONOMIE
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Sa maison est restée figée là, écrasée par un soleil de plomb au milieu d’un champ de cailloux et de plantes mortes. Chaque fois qu’il y revient, Georges Lordos se repasse le film de son enfance, un temps où les barbelés n’obstruaient pas l’horizon. « Je n’ai pas vécu longtemps ici mais je me souviens de chaque détail à l’intérieur. Beaucoup de souvenirs se bousculent », raconte-t-il, lunettes de soleil sur le nez. Construite par son père en 1966, cette maison est une grande bâtisse dressée sur deux étages. A l’époque, des marches en marbre noir menaient à sa chambre et le salon familial ouvrait sur une grande terrasse. De celle-ci, il n’était pas rare d’apercevoir quelques flamants roses se mêler aux orangers plantés dans le jardin.

A Famagouste, ville portuaire de la côte est de Chypre, le quartier de Varosha – où la maison a été bâtie – porte alors fièrement le titre de « Riviera chypriote ». La station balnéaire abrite villas et hôtels de luxe. Les touristes affluent de toute l’Europe. Les stars de cinéma Richard Burton, Liz Taylor et Brigitte Bardot y ont installé leur résidence d’été. En 1974, les trois quarts du tourisme de l’île sont concentrés sur ce bout de terre de 6 kilomètres carrés. Mais la guerre vient balayer les rêves de jet-set. En juillet 1974, répondant à un putsch des nationalistes chypriotes grecs soutenus par Athènes, la Turquie déploie son armée dans le nord de Chypre et occupe 40 % du territoire. L’île assiste à un redéploiement de sa population. Les Chypriotes turcs affluent dans le nord pendant que les Chypriotes grecs fuient se réfugier dans le sud. « Je n’ai pas subi les combats, juste une évacuation massive, se souvient Georges Lordos, 7 ans à l’époque. Ma mère nous a mis dans la voiture avec mes deux petits frères et on a roulé vers le sud, sans vraiment savoir où on allait. »

Dans Famagouste investie par les militaires turcs, le quartier de Varosha se vide en quelques heures. Ses habitants, tous Chypriotes grecs, prennent peur face à l’avancée de l’armée et abandonnent tout : maisons, habits, souvenirs. Quarante-et-un ans ont passé. Une « ligne verte », zone tampon contrôlée par l’ONU, coupe désormais le pays en deux. Il ne reste de la maison de la famille Lordos qu’un cube de béton dépouillé. Le marbre de l’entrée s’est brisé. Des lézardes courent sur le sol de la terrasse, comme des cicatrices laissées par le conflit. On ne voit plus ni flamants roses ni orangers.

Immeubles vérolés et barbelés

« Quand on est partis, on ne savait pas qu’une tragédie était en train de se jouer. On pensait que ça ne durerait que quelques jours. C’est dur de se dire que ma maison est juste là, à dix mètres devant moi, et que je ne peux pas y rentrer », regrette Georges Lordos, alors qu’un pick-up blanc de l’ONU déboule derrière lui à toute allure. Comme Georges Lordos, ils sont 15 000 Chypriotes grecs à avoir abandonné leur maison de Varosha en 1974. Ceux qui y vivaient se souviennent d’un quartier moderne, dynamique, débordant de vie et de légèreté. Aujourd’hui, il ne reste qu’une vaste étendue de terre laide, sèche et pierreuse. Une ville sans odeurs où cactus, bougainvillées et figuiers de barbarie prospèrent au milieu d’immeubles vérolés. Il n’y a guère que la présence des barbelés et des miradors de l’armée turque pour rappeler que ce no man’s land revêt encore un intérêt dans les négociations pour le futur de Chypre. « En occupant Varosha sans attribuer nos maisons à des Chypriotes turcs, comme ça a été le cas ailleurs dans le nord de Chypre, les Turcs savaient qu’ils pourraient conserver le quartier comme monnaie d’échange dans les négociations pour la réunification de l’île », explique Georges Lordos. A 48 ans, celui qui est devenu un riche homme d’affaires pourra peut-être un jour réinvestir le quartier où il est né. Les temps sont propices : en avril 2015, Mustafa Akinci a été élu président de la République turque de Chypre du nord. Un modéré de gauche bien décidé à relancer le processus de paix. Et, de l’avis de nombreux observateurs, jamais le dialogue n’a été aussi bon de part et d’autre de la « ligne verte s ».

« L’écologie, un thème pacifique »

Depuis plusieurs années, un groupe de militants en faveur de la réunification de l’île met tout en œuvre pour redonner vie à Varosha. Le projet ? Transformer la ville fantôme en écocité tout en permettant un rapprochement entre les deux communautés. A l’origine de cette initiative, Vasia Markides. Cette artiste chypriote grecque installée aux Etats-Unis a quitté l’île à l’âge de 8 ans. C’est sa mère, professeure de permaculture dans le Maine et originaire de Varosha, qui l’a inspirée. « Mon enfance a été bercée par des histoires sur Varosha et Famagouste, raconte-t-elle depuis New York, où elle vit désormais. J’ai commencé à m’intéresser à Varosha en 2003, quand la Turquie a autorisé l’ouverture de check points entre les deux Chypre et que j’ai pu me rendre sur place pour la première fois. » L’artiste découvre que Varosha n’est plus que ruines. Elle se consacre alors à la réalisation d’un film documentaire, Hidden in the Sand, qui sera à l’origine de l’aventure qu’elle mène aujourd’hui avec une dizaine d’autres Chypriotes, côté grec comme côté turc. « Il nous fallait un thème parapluie. Quelque chose qui concerne tout le monde et sur lequel personne ne trouverait rien à redire car la contradiction, c’est un sport national entre Chypriotes », détaille Ceren Boğaç. Architecte et psychologue environnementaliste, cette Chypriote turque a grandi dans une maison qui appartenait autrefois à des Chypriotes grecs. Son balcon offre une vue imprenable sur les barricades. « Pendant des années, ma grand-mère a gardé dans une malle tout un tas d’affaires qui n’étaient pas à nous, se souvient-elle. En grandissant, je lui ai demandé pourquoi elle faisait ça et à qui tout ça appartenait. Elle m’a répondu que la maison dans laquelle nous vivions n’était pas la nôtre et que ces affaires étaient à la famille grecque qui vivait là avant nous. » La prise de conscience est brutale. Ce soir-là, elle nous a donné rendez-vous dans un café de la ville fortifiée de Famagouste. A deux pas de la célèbre mosquée Lala Mustapha Pacha – une ancienne cathédrale transformée après la prise de la ville par les Ottomans au XVIe siècle –, la jeune femme explique comment l’idée d’une écocité s’est imposée à elle : « On s’est dit que l’écologie était un thème pacifique. Personne ne peut nous dire : “ On s’en fout de l’écologie ” ou “ Vous êtes un mouvement politique ”. Non, nous ne faisons pas de la politique. Nous voulons simplement redonner vie à notre ville et que chacun se sente concerné. »

Plus de 30 000 euros sur Internet

Comme beaucoup de nouveaux projets, le Famagusta Ecocity Project (Projet pour une écocité à Famagouste) a commencé par une campagne de financement participatif sur Internet. En quelques semaines, l’équipe a réuni plus de 30 000 euros. « Quelqu’un a même donné 10 000 dollars (9 400 euros, ndlr), se réjouit encore Ceren Boğaç. Pour nous, c’était la preuve qu’on tenait le bon bout. » Mais il faudra plus que quelques généreux anonymes pour transformer un cimetière de bâtiments éventrés en ville nouvelle, 100 % verte. « Ça se comptera en milliards », prévient Fiona Mullen, une économiste chypriote grecque membre du projet. Mais l’argent n’est pas la priorité. « D’abord, il faut que les gens aient une conscience écolo, analyse Vasia Markides. Pour moi, mettre un pull plutôt que d’allumer le chauffage, c’est déjà faire un geste en faveur de l’écologie. Ensuite, bien sûr, il faut penser à réguler sa consommation d’énergie, à faire en sorte de partager ses ressources énergétiques entre voisins, puis appliquer tout ça à d’autres quartiers… C’est comme ça que petit à petit on devient une écocité. » Pour se donner une chance de réussir, les deux jeunes femmes se sont entourées d’experts en tout genre. Des architectes, bien sûr, mais aussi des économistes, des politiques, des entrepreneurs. Surtout, des Chypriotes grecs et des Chypriotes turcs concernés par la réouverture de Varosha. Attablé avec Ceren Boğaç ce soir-là, Okan Dagli n’est pas membre du projet mais écoute d’une oreille attentive les plans de sa compatriote. Médecin de formation et désormais très impliqué dans le paysage politique de la République turque de Chypre du nord, lui aussi milite pour redonner vie à Varosha. « Famagouste est la seule ville du monde divisée entre une partie qui vit et l’autre qui est morte, s’exclame-t-il. J’avais 10 ans quand les Chypriotes grecs sont partis et avant, on vivait très bien ensemble ! Pourquoi ça ne serait pas possible aujourd’hui ? » Okan Dagli l’assure : « Résoudre le problème de Famagouste, c’est résoudre le problème de Chypre. Et puis, il y a soixante-dix ans, c’était déjà une ville verte. Il y avait de grands jardins, des champs d’orangers, des moulins à vent. D’une certaine façon, on n’a qu’à refaire ce qui existait déjà. » Avant d’imaginer Famagouste et son quartier de Varosha se transformer en écocité, reste une question à régler : que faire de ces centaines de maisons en ruines, de ces hôtels découpés par les bombes qui font de l’ombre à la plage ? « On n’a jamais pensé à tout raser, balaie immédiatement Ceren Boğaç. L’idée n’est pas de construire un nouveau Dubaï. Même si la ville ne tient plus debout, des gens ont toujours des souvenirs là-bas. Moi, mes voisins sont des fantômes, mais ce décor fait aussi partie de notre histoire et la nouvelle ville devra prendre en compte ces éléments. » Selon elle, détruire ces bâtiments reviendrait à engendrer de nouveaux traumatismes.

Panneaux solaires et ceinture verte

Preuve que le projet d’écocité est bien une mission bicommunautaire, l’autre architecte qui a la charge de mener le projet à son terme est un Chypriote grec. Andreas Lordos, le frère de Georges, vit à Nicosie, la capitale, du côté sud de la « ligne verte », à 65 kilomètres de Varosha. « Je suis un réfugié originaire de Varosha, mais un réfugié qui va rentrer chez lui », sourit-il. En sirotant un grand verre d’eau glacée sous une pergola installée dans son jardin, l’architecte détaille ce que sera le nouveau Varosha. Il imagine une ville entourée d’une ceinture verte où panneaux solaires, éoliennes et plantations agricoles se partageraient l’espace. « On ferait des murs végétaux sur les bâtiments et avec l’électricité produite par les panneaux solaires, on condenserait l’humidité présente à l’intérieur des bâtiments pour alimenter en eau les jardins et ces murs végétaux, prophétise Andreas Lordos. La ville serait ainsi autosuffisante et ça nous permettrait de ne pas toucher à nos réserves d’eau, qui s’amenuisent. » Une vision qui porte dans un pays où la pénurie d’eau est un problème récurrent. En 2008, après une grande sécheresse, les autorités avaient dû décréter des « jours sans eau » pour limiter la consommation. Depuis, le sud a construit des usines de dessalement d’eau de mer et une conduite d’eau potable relie désormais le nord à la Turquie. Mais les restrictions ont marqué les esprits. Sur sa tablette, Andreas Lordos fait défiler les dessins de « sa » future ville de Varosha. Sur chaque image, les désirs de Vasia Markides prennent forme : construire une ville piétonne, générer de l’électricité localement, la consommer efficacement, utiliser les éléments naturels comme des alliés, produire et travailler sur place…

Tous les acteurs du projet l’assurent, la nouvelle Famagouste dont Varosha serait le cœur vert battant ne sera pas une écocité comme les autres. Au-delà de la dimension écologique, Vasia Markides veut donner aux Chypriotes grecs et trucs « une identité commune, les faire cohabiter dans un lieu qui serait bénéfique pour chacune des communautés. Dans cette ville, le développement durable serait un pont entre deux groupes. Tout le monde aurait un intérêt à venir vivre à Famagouste ». Georges Lordos, lui, ne s’imagine pas occuper à nouveau sa maison de Varosha : « Il n’y a qu’un seul Varosha, c’est sûr. C’est là que mon enfance a été interrompue et, moi, j’ai recommencé à vivre ailleurs. » Il sait que comme toujours à Chypre les négociations avant la réouverture de Varosha et la transformation du quartier prendront du temps. « Mais après quarante-et-un ans, nous sommes devenus patients, ironise t-il. J’espère que la ville sera régénérée et qu’elle deviendra un aimant pour les nouveaux habitants. Et peut-être un peu aussi pour les anciens qui voudraient revenir. » —

Sources de cet article

Le site du projet d’écocité

Le docu Hidden in the Sand

La Déchirure chypriote, de Pierre Blanc (L’Harmattan, 2000)

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