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Christophe de Margerie, un patron brut de raffinage
dimanche, 28 mars 2010 / Denis Delbecq

Malgré trente-cinq ans de boîte, Christophe de Margerie n’est pas un patron fossile. Le directeur général de Total défend avec verve l’avenir du pétrole et les sites d’exploitations en Birmanie et au Canada. La bête noire des écologistes carbure encore.

Nous sommes le 24 décembre, le jour idéal pour une interview, selon sa garde rapprochée. « Si je suis détendu, c’est parce qu’il n’y a pas de problème à l’horizon. » Pourtant, Christophe de Margerie sait qu’il va bientôt annoncer la fermeture de la raffinerie des Flandres. Mais personne ne peut se passer de pétrole, ça donne de l’assurance. Tout Taittinger qu’il est par sa mère, Christophe de Margerie aurait pu faire des bulles dans le champagne. Il a préféré le noir gluant et nauséabond. « C’est récent cette idée de “pétrole sale”. Quand je suis entré chez Total, en 1974, on sortait de la guerre des Six-Jours. C’était la crise, les prix flambaient. Les pétroliers, c’étaient ceux qui venaient au secours de la patrie. La vérité est davantage celle de cette époque-là. On apporte plus de choses utiles que de saleté ! »

Trente-cinq ans plus tard, l’homme est toujours là. Une fidélité exemplaire pour ce diplômé de Sup de Co, entré dans l’entreprise par piston. « Celle-là, on ne me l’avait jamais faite, sourit Christophe de Margerie. C’est vrai que j’ai obtenu mon stage grâce à quelqu’un de l’entreprise. » Mais sa carrière, il l’a forée à la force du poignet. « Je ne faisais pas partie d’un grand corps de l’Etat. Dans ces grandes entreprises, soit on est un corpsard, soit on sort de l’ENA, soit on n’est rien. J’appelle cela du piston à l’envers. » Ce handicap, Christophe de Margerie l’a contourné à sa manière. « Il n’hésite pas à passer outre la hiérarchie. Il ne goûte pas aux grandes réunions. Il voit les gens un par un et fait sa synthèse tout seul », confie Jacques de Boisséson, patron de Total en Chine, qui a longtemps travaillé à ses côtés. Un style qu’il applique aujourd’hui pour redorer le blason de l’entreprise. « Avant, nous vivions dans une forteresse, confirme Jacques de Boisséson. Christophe de Margerie a décidé de montrer que la première entreprise française est acceptable et qu’elle a une responsabilité dans le pays. »

Le patron de Total justifie lui aussi sa présence dans les médias. « C’est important pour le patron d’une grande entreprise de s’exprimer. Mais ce n’est pas pour parler de moi, ça n’intéresse personne. Si vous me demandez combien j’ai d’enfants, j’en ai trois et cinq petits-enfants. Mais j’ai déjà répondu ça à la police, j’ai l’habitude… » Une pointe d’humour pour exorciser sa mise en examen dans l’affaire « pétrole contre nourriture » en Irak.

Attaque à fleurets émoussés

Au fil de l’entretien, l’homme finit par livrer quelques bribes de lui-même. Gamin, il rêvait d’un avenir en uniforme sur une moto. Et sa grosse cylindrée, il en parle comme d’un jouet, vestige de l’enfance. « J’ai dû faire 2 000 kilomètres en dix ans ! » Depuis quelque temps, le pétrolier croise Yann Arthus-Bertrand. « On est voisins, on s’est rencontrés dans un dîner et on s’est frités sur le pétrole canadien et la Birmanie », raconte YAB. S’ils peuvent parfois paraître complices, l’écolo agace aussi le pétrolier. « Quand on a tourné pour son émission “Vu du ciel” sur le pétrole, Arthus voulait me faire dire que le pétrole allait s’épuiser. Au bout d’une demi-heure, j’ai explosé. » En novembre 2009, lors du débat qui suit la diffusion de l’émission sur France 3, le duo se retrouve en direct : attaque à fleurets émoussés et défense maladroite, à propos des sables bitumineux du glacier de l’Athabasca canadien. « Je n’ai pas été bon sur ce coup-là, reconnaît Margerie. Mais on discute souvent tous les deux. La preuve, quand il veut faire des films, il vient voir qui ? Je lui ai déjà dit que si jamais il trouve que Total n’est pas une société acceptable, il ne faut pas venir nous demander de l’argent, car on n’en donne pas à ceux qui nous insultent. » YAB prend aussi quelques distances avec celui qui se verrait bien maire de leur village, une fois à la retraite. « Je ne suis pas sa conscience écologique. D’ailleurs, il m’a bien roulé dans la farine en expliquant que le pétrole n’avait rien à voir avec ce qui se passait au Soudan et au Darfour. »

« On vous sort une vieille Indienne d’un tipi… »

Christophe de Margerie se dit passionné par l’environnement. D’ailleurs, il s’engage à ne pas toucher à la forêt du Congo, contrairement à son concurrent italien ENI. « Vous pouvez demander à Sassou [le Président congolais], j’ai refusé. Nous n’irons pas dans une forêt qui met des centaines d’années à repousser. Mais le monde a besoin de pétrole. » Et le patron de rappeler qu’en cette fin décembre, il fait froid sur l’Hexagone. « S’il y a un problème de livraison de fioul, en ce moment, qui appelle-t-on ? Total !, grimace-t-il, en frappant brutalement la table. Ce n’est pas Hulot ou Arthus-Bertrand que l’on va chercher, c’est nous ! C’est curieux quand même pour des salopards. » Pour fournir le marché, Total a besoin des sables de l’Athabasca, dont l’exploitation est si décriée. « Notre vrai problème, là-bas, c’est la consommation d’eau. » Un mal nécessaire, selon lui. Il s’insurge contre le harcèlement écologiste. « On vous sort une vieille Indienne d’un tipi avec ses 7 télévisions, et elle dit : “Regardez, l’eau de la rivière a baissé.” Ça, c’est vrai. Mais pourquoi les autochtones sont-ils revenus à l’écologie aujourd’hui ? Je ne dis pas ça méchamment, mais c’est parce qu’ils n’ont plus besoin d’argent. Quand on a 7 télés, on ne va pas en avoir 15. Il n’y a pas d’Indiens pauvres dans l’Athabasca. »

Son entourage veille sur son franc-parler comme on couve le lait sur le feu, et il cultive son image d’homme bon vivant et chaleureux… Mais derrière ce vernis, il y a un homme exaspéré de prendre des coups. Trente-cinq ans à bosser pour un ennemi de l’opinion publique, ça finit par épuiser. —


EN DATES ET EN GESTES

6 août 1951 Naissance en Vendée

Automne 1974 Direction financière de Total

1995 Prend les rênes de Total Moyen-Orient

19 octobre 2006 Mis en examen dans l’affaire « pétrole contre nourriture » à propos de l’Irak

13 février 2007 Directeur général de Total

Janvier 2010 Annonce de la fermeture de la raffinerie des Flandres. Total a réalisé 7,8 milliards d’euros de bénéfice en 2009, en baisse de 44 %

Son geste vert A fait isoler une dépendance accolée à sa « vieille » maison de banlieue parisienne

Photo : Laurent Villeret - Dolce Vita - Picturetank pour Terra eco