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« Demain », le film qui donne envie d’y croire
vendredi, 4 mars 2016 / Cécile Cazenave

Comment un docu écolo a-t-il pu attirer 800 000 spectateurs au cinéma ? Décryptage de la recette de Cyril Dion et Mélanie Laurent ou les secrets d’un carton optimiste mais pas gnangnan.

« Merci d’avoir fait ça. D’habitude, l’écologie, tout le monde s’en fout. » Vendredi dernier, Cyril Dion, son césar du meilleur documentaire de l’année en main, campait en une phrase, devant une assemblée de robes froufroutantes et de nœuds papillons, un paradoxe qui défraye encore la chronique. Car plus personne n’ignore que le film Demain, que le porte-parole du mouvement Colibris a coréalisé avec l’actrice Mélanie Laurent, fait tout simplement un carton. 800 000 entrées en trois mois, des salles bondées – du multiplex au cinéma d’art et d’essai – qui applaudissent quand les lumières se rallument, la une de magazines pas du tout alter, le 20 Heures de chaînes on ne peut plus mainstream… Ce documentaire enthousiasmant d’une heure et demie, qui propose un tour du monde des alternatives agricoles, énergétiques, éducatives, monétaires et institutionnelles au modèle dominant, est sorti, poussé par une vague de sympathie populaire, de la niche « marginalité » à la case « branché ». Pas de miracle et encore moins d’illusions : la société française n’a pas muté, à l’aube de l’année 2016, vers une conscience environnementale et sociale suraigüe. Mais, là où tant d’autres s’y sont frottés, arrivant tout juste à conforter les convaincus, Demain réussit le tour de force de galvaniser des troupes bien plus nombreuses que le public habituel du documentaire écolo engagé. Voici quelques ingrédients de la recette.



Il faut dire qu’il est sorti au bon moment

L’ère post-COP21 est bien là. Mais pas seulement. « 2015 a été une année d’une extrême violence, où des certitudes se sont écroulées, où la désillusion a gagné du terrain, analyse Myriam Gast, responsable de la programmation du Festival international du film d’environnement. Ce contexte nous fragilise et questionne de manière inconsciente notre responsabilité individuelle. Il nous faut d’autres propositions de vie, le succès du film prouve qu’il rencontre son époque. » La réalisatrice Coline Serreau, avec son Solutions locales pour un désordre global, avait déjà tâté le terrain… mais en 2010. Presque trop en avance. Cyril Dion lui-même le reconnaît : « Il n’y a pas de recette miracle, on est arrivés au bon moment. Il y a une accélération de la prise de conscience écologique et un contexte très anxiogène qui exige qu’on redonne de l’espoir . »



Il met en scène une star et il n’y a rien de mieux pour convaincre

« On a pas le soutien de Elle si on est pas porté par Mélanie Laurent, souligne Myriam Gast. C’est une actrice qui a fait un Tarantino, elle touche beaucoup de monde. » N’en déplaise à une partie de la critique et du public qu’elle agace, la blonde actrice a fait le job, s’effaçant largement devant les personnages du film. On l’a surtout vue dans la tournée de promotion qui a précédé sa sortie. Et, dans le film, un peu, juste assez, à l’écran, dans le rôle d’une jeune femme émerveillée par ce qu’elle découvre : l’agriculture urbaine, l’investissement collectif des espaces publics, la création de monnaies complémentaires… « Elle assume une forme de naïveté et c’est ce qui fait l’identité du film, précise Myriam Gast. Le succès est comparable à Une vérité qui dérange, un film concret, porté par une personnalité, Al Gore, qui utilisait le langage cinématographique des gros films américains. Demain, c’est une recette semblable, dans une genre radicalement différent, à la française. » Dans Sacrée croissance, en 2014, la journaliste Marie-Monique Robin avait déjà défendu un changement de paradigme économique avec peu ou prou les mêmes exemples, visités aux quatre coins du monde. Mais bon, voilà, la vérité, c’est qu’il est plus glamour de suivre Mélanie Laurent découvrir la vie alter.



C’est vraiment du cinéma et on aime ça

Car l’actrice, le militant et leur troupe nous embarquent. Dans ce road-movie très scénarisé, une bande de joyeux hipsters – barbes de trois jours et marinières pour les hommes, bonnet et bottes en caoutchouc pour la dame – traverse les passages cloutés comme les Beatles, goûte les fraises des champs urbains, respire à pleins poumons la lande islandaise, somnole ou rêve dans une voiture noyée sous les rayons d’un soleil déclinant. Du cinoche, un peu lisse peut-être, mais du cinoche quoi ! « C’est un récit d’initiation et c’est ça qui fonctionne », résume Myriam Gast. Musique folk délicieusement acidulée, signée Fredrika Stahl, images en contre-jour, légèrement floues, habillage graphique faussement candide scandent les interviews et les éléments de reportages. Les artifices du cinéma fonctionnent à merveille pour lier ce qui ne l’est a priori pas : la militante Vandana Shiva, l’ex-onusien Olivier De Schutter, le « transitionneur » Rob Hopkins« On voit bien que tout est travaillé, écrit, qu’il y a les moyens : ces thèmes, traités avec cette facture-là, c’est du jamais vu, chapeau bas ! », lance Sarah Chazelle, cogérante de la société de distribution Jour2Fête, fine connaisseuse du documentaire engagé, et dont la fille aînée a déclaré qu’elle voulait faire le tour du monde en sortant de la projection !

Un effet probable de la réunion inattendue de Mélanie Laurent, elle-même réalisatrice de fictions, et de Cyril Dion, qui fraye dans l’écologie depuis des années. « Même si le message était nécessaire, j’avais peur qu’on perde le public et que ce soit emmerdant : au final, Cyril avait la légitimité sur le fond, Mélanie a apporté le cinéma, et c’est le mariage des deux qui a marché », témoigne Bruno Lévy, patron de Move Movie, producteur des deux premiers films de fiction de Mélanie Laurent et de Demain, une exception dans son catalogue.

Tourné en quatre mois dans dix pays, le film a été écrit pour les salles obscures, un choix que défend farouchement Cyril Dion. « Au cinéma, il se passe autre chose que derrière un écran. On peut toucher le public à tous les étages, lui faire comprendre, mais aussi le faire rêver, l’émouvoir… Le film a été écrit pour cela », explique-t-il. Financé par une campagne de crowdfunding qui a rapporté 445 000 euros (un record pour un documentaire), puis par les circuits habituels, le film finalement atteint un budget d’1,2 million d’euros. Et cet argent, bien utilisé, crève délicatement l’écran.



Le film assume son optimisme à outrance

Dans Demain, les gens sont beaux, souriants, engageants, gentils, le ciel est bleu et on n’a pas peur. « Cette esthétique quasi publicitaire, c’est ce qui fait son succès : la forme rejoint de façon exemplaire le propos qui se veut exempt de l’idée de menace, explique André Gunthert, enseignant-chercheur en histoire visuelle à l’Ecole des hautes études en sciences sociales. Le film est frappant par son absence quasi totale de polémique : les “méchants”, les intérêts puissants des acteurs économiques qui pèsent sur la décision politique et qui font qu’on en est arrivés là, sont désignés de façon quasi allusive et sont absents de l’écran. C’est la limite et la force du film. » Car tel est l’objectif, martelé, du documentaire : montrer un monde positif. « Nous n’avons pas fait une enquête ou un débat contradictoire, nous avons fait un récit de ce que le monde pourrait être. C’est notre parti pris, notre démarche d’auteurs, de rêver pendant deux heures », justifie Cyril Dion. Acheté par vingt pays, sorti récemment en Belgique et en Suisse, le succès de cette option ne se dément pour l’instant pas.

« Les gens ont, pour la plupart, compris qu’on était dans la mouise, mais ils n’ont plus envie qu’on le leur dise, poursuit le philosophe Dominique Bourg. Ce film marque la fin du “There is no alternative” de Thatcher. C’est fini, ça, il y en a plein des alternatives, et une classe de pourris ne veulent juste pas qu’elles apparaissent au grand jour. Le film lève un voile et permet aux gens de dire : arrêtez de nous raconter vos salades, on peut changer la manière de vivre ensemble. »

Car loin de se limiter à la productivité des carottes en permaculture, le documentaire dépasse le seul cadre écologique et se dirige gaillardement vers la remise en question de nos systèmes éducatifs et politiques. Un passage sur l’Islande montre la tentative des habitants de reprendre la main en refondant la Constitution, et le détour par la Finlande démontre à quels résultats peut arriver une classe politique éclairée qui réforme, pendant trois décennies, son système éducatif. Demain chemine du local au global et cette trajectoire devient moteur. « C’est le film que les parents ont envie d’aller voir pour savoir quoi raconter à leurs enfants : il y a enfin un récit à proposer. C’est un tour de force, explique André Gunthert. Cette nouvelle proposition est surprenante dans un contexte aussi catastrophique, d’une positivité étonnante vu l’ampleur du désastre, au point de paraître presque décalée et bisounours. Pourtant son succès nous dit qu’elle est loin d’être absurde, qu’on peut se permettre d’avoir envie d’y croire, que tout n’est pas fini, qu’on va y arriver ! » Cyril Dion travaille désormais à l’écriture d’une fiction qui racontera la révolution à venir, « puisque qu’il faut maintenant se mobiliser par millions pour que ça change du tout au tout, et pour quelque chose qui ne ressemblera à rien de ce qu’on connaît. » Et il n’y a pas à dire, c’est tentant.

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