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« La domination des hommes dans l’espace public est nette »
lundi, 29 février 2016 / Alexandra Bogaert

Selon le géographe Yves Raibaud, la ville durable est inégalitaire puisque conçue pour (et par) des individus de sexe masculin libres d’obligations familiales. Difficile pour les femmes, qui assument encore la majorité des tâches domestiques, d’y trouver leur place.

Vous critiquez durement la ville durable et acceptez de répondre à un mensuel qui promeut le développement durable. Pourquoi ?

J’aborde la ville durable sous le prisme de l’égalité entre les sexes. Les questions de genre sont toujours des questions qui fâchent. Surtout quand elles mettent en relief la domination des femmes par les hommes et, sur ce point, la France stagne alors qu’ailleurs on progresse. Longtemps on a dit que la lutte des classes était prioritaire sur l’égalité femmes-hommes. Puis ça a été au tour de la lutte contre le racisme. Aujourd’hui, on invoque le désastre planétaire qui nous attend, lié au réchauffement climatique, pour passer cette lutte à l’arrière-plan.

La ville serait sexiste ?

C’est un fait. La domination des hommes dans l’espace public est nette. On le constate rien qu’à travers les noms des rues en France, à 94% ceux d’hommes. Les espaces municipaux consacrés aux loisirs, comme les skate parks et les terrains multisports, sont presque uniquement fréquentés par des hommes ; 75% des budgets publics destinés aux loisirs des jeunes profitent aux garçons, ce qui crée des inégalités par rapport à l’impôt. Les femmes ne font que traverser l’espace public, elles ne flânent pas et évitent les regards pour ne pas subir de réflexions. Si elles ne disent pas toutes avoir peur la nuit, de fait, la plupart prennent des précautions quand elles sortent, se cachent sous un long manteau, changent leurs chaussures à talons contre des plates au cas où il leur faudrait courir, empruntent des itinéraires bis…

La ville durable serait, selon vous, encore plus « testostéronée ».

Ne serait-ce que parce que ceux qui la conçoivent, les architectes, les urbanistes, les responsables de la voirie, les conseillers municipaux… sont en grande majorité des hommes qui n’ont pas toujours aidé leur épouse à élever leurs enfants. Donc qui connaissent mal les problématiques spécifiques liées au genre. Chausser les lunettes du genre en pensant la ville durable leur permettrait de comprendre que supprimer une partie des éclairages nocturnes des rues pour des économies d’énergie, alors qu’on continue à arroser de lumière les stades, va une fois de plus pénaliser les femmes. Evidemment, beaucoup de décideurs ne sont pas ravis d’entendre ça. Ils répètent qu’il faut passer de la ville ancien style, avec ses bagnoles, à la ville dépolluée, avec ses modes de transport doux.

Le vélo serait un instrument de domination des femmes ?

Le vélo défavorise les femmes par rapport aux hommes, puisque ce sont elles qui, la plupart du temps, accompagnent les personnes âgées à leurs rendez-vous médicaux, les enfants à l’école, font les courses… Et elles sont trois fois plus nombreuses que les hommes à utiliser la voiture pour effectuer ces déplacements. Mais il est très mal perçu de s’attaquer au vélo – un dogme de la ville durable – comme n’étant pas adapté à la réalité des femmes. Pourtant, on constate qu’elles ne l’utilisent plus dès qu’elles ont un deuxième enfant et privilégient la voiture. Leur dire : « Pour la planète et la santé de tous vous allez marcher, prendre le vélo ou les transports en commun », c’est les culpabiliser, alourdir leur tâche et allonger leur journée. La voiture, dont elles se servent aussi souvent la nuit par peur de prendre le métro, est perçue comme un outil d’émancipation et de protection que les décideurs voudraient leur ôter au nom de la ville durable. Des solutions alternatives sont parfois proposées, comme la mise en place de « pédibus » ou l’accrochage de carrioles aux vélos permettant de transporter les enfants et les courses en pédalant. Donc des solutions qui exonèrent les hommes de faire un quelconque effort vers plus d’égalité ! Il faudrait que ces messieurs se regardent un peu en face.

En attendant, ce sont les femmes qu’on pointe du doigt…

Oui, alors même que ce sont elles les plus sensibles aux questions d’économies d’eau, de lutte contre le gaspillage, de tri des déchets, puisque ce sont elles qui ont en charge la gestion du foyer. Elles aussi qui utilisent le plus les transports en commun ! Le jour où les hommes s’occuperont des enfants et du foyer, la conception de la ville durable va changer.

D’ici là, que faire ?

Déjà, ne plus disqualifier la parole des femmes. Quand elles s’expriment dans des colloques sur la ville durable – composés en majorité d’hommes – et qu’elles exposent leurs difficultés concrètes, au sujet des mobilités douces, par exemple, ces messieurs renvoient leur réalité à des cas particuliers. Lors du Grenelle des mobilités, à Bordeaux, en 2012, j’ai entendu un homme dans le public dire « quand on a trois enfants, on arrête de travailler » en réponse à une femme qui expliquait ne pas pouvoir amener ses enfants à l’école autrement qu’en voiture. Il y a de la part de beaucoup d’hommes une négation du problème. De même, le harcèlement dans les transports en commun reste un sujet tabou alors que 100% des femmes disent en avoir été victimes au moins une fois. La Corée du Sud, Hongkong et le Brésil réservent des rames de métro aux femmes. En France, on commence tout juste à les autoriser à demander à un chauffeur de bus, le soir, de s’arrêter entre deux stations afin qu’elles rentrent plus rapidement chez elles. Un tel dispositif est testé à Nantes pour six mois depuis novembre.

Un discours critique comme le vôtre est-il audible ?

L’important est de ne pas avoir de discours totalitaire sur la ville durable. Or, dès qu’une réserve est émise sur le sujet, une avalanche d’arguments apocalyptiques liés à la pollution, à l’épuisement des énergies fossiles… s’abat sur vous. Critiquer le vélo est très mal perçu, surtout qu’il est aussi promu comme étant bon pour la santé. Mais cette bonne conscience pose problème. Car, si on pousse la logique, cela signifie que, si on est en mauvaise santé ou obèse, c’est parce qu’on ne fait pas l’effort de monter sur un vélo. Mais comment fait-on pour se mettre en selle quand on est obèse ? Ou qu’on n’a jamais appris à pédaler parce qu’on est une fille qui a, très tôt, été inscrite à la danse et non au BMX ?

On dit que la ville durable doit être désirable. Comment serait la vôtre ?

Une ville mixte et intergénérationnelle, où l’on ne crée pas des écoquartiers pour vite s’y enfermer avec grillages et digicodes, fabriquant de nouveaux ghettos pour riches. Une ville où l’on donnerait aux garçons et aux filles les mêmes possibilités d’accéder à l’espace commun et aux loisirs. —



Pour aller plus loin


- La Ville faite par et pour les hommes, d’Yves Raibaud (Belin, 2015)
- « Sans égalité, pas de ville durable », dans La Revue du projet (n° 52, décembre 2015)
- Notre supplément « A la recherche de la ville durable » (n° 51, octobre 2013)