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Gaz de schiste : quand Total déterre le dossier
jeudi, 28 janvier 2016 / Estelle Pattée

Nouvel épisode dans la bataille explosive du gaz de schiste. Le groupe français a récupéré, ce jeudi 28 janvier, son permis de recherche de Montélimar, abrogé en 2011 à la suite de la loi Jacob, qui interdit la fracturation hydraulique. Explications.

Le débat sur le gaz de schiste, qui avait un temps quitté la sphère publique, refait lentement surface. Ce 28 janvier, le tribunal administratif de Cergy-Pontoise (Val-d’Oise) a donné raison à Total en annulant l’abrogation de son permis de Montélimar, qui lui avait été accordé en 2010. Ce permis, qui couvre cinq départements du sud-est (Ardèche, Drôme, Gard, Vaucluse, Hérault), avait été abrogé en 2011 à la suite de la loi Jacob du 13 juillet 2011 qui interdit « l’exploration et l’exploitation du gaz de schiste par fracturation hydraulique », une technique jugée néfaste pour l’environnement. Le tribunal administratif estime aujourd’hui que le groupe n’est pas « hors-la-loi », car il ne fait pas mention de cette technique. Décryptage.

Pourquoi le groupe français Total a-t-il récupéré son permis de recherche alors que ceux de la compagnie texane Schuepbach ont été retirés ?

Le 22 décembre dernier, le tribunal administratif de Cergy-Pontoise rejette le recours déposé par la société américaine Schuepbach qui souhaitait récupérer ses permis de recherche en gaz de schiste de Villeneuve-de-Berg (Ardèche) et de Nant (Aveyron), accordés en 2010. Trois semaines plus tard, c’est au tour de Total de voir son recours examiné par la justice. Même tribunal, même rapporteur public. Pourtant, coup de théâtre, ce dernier préconise d’annuler l’abrogation du permis de Montélimar. Un avis ensuite suivi par le tribunal administratif. Alors pourquoi Total réussit là ou Schuepbach a échoué ?

La faute à l’ambiguïté de la loi Jacob de 2011. Dans son article 3, le législateur obligeait les titulaires de permis exclusifs de recherche à remettre avant le 13 septembre 2011 un rapport « précisant les techniques employées ou envisagées dans le cadre de leurs activités de recherches ». Dans son rapport, Schuepbach confirme son intention d’utiliser la fracturation hydraulique, Total ne la mentionne pas. « Schuepbach est le seul à avoir été honnête, commente Paul Reynard, porte-parole du collectif ardéchois Stop au gaz de schiste. C’est pour ça que son permis lui a été retiré. » L’avocat Arnaud Gossement, spécialiste en droit de l’environnement, va plus loin et prête aux pétroliers la mise en œuvre de deux stratégies différentes. « D’un côté, on a Schuepbach qui dit qu’il aura recours à la fracturation hydraulique mais qui remet en cause la loi. (Schuepbach est allé jusqu’à déposer en 2013 une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) sur la loi Jacob, qui a été rejetée, ndlr) D’autre part, on a Total qui ne fait pas mention de la fracturation hydraulique pour conserver son permis », analyse-t-il.

Deux stratégies, mais deux échecs au départ. Le 3 octobre 2011, Nathalie Kosciusko-Morizet, alors ministre de l’Ecologie, abroge les trois permis, dont celui de Total. Bien que son rapport ne mentionne pas cette technique, NKM ne le juge « pas crédible ». C’est cette interprétation de la loi que Total contestait en justice. Le tribunal administratif lui a donné raison. Il estime que le groupe n’est pas « hors-la-loi » puisqu’il indique qu’il n’aura pas recours à cette technique, contrairement à Schuepbach.

Quelle technique alternative à la fracturation hydraulique utilisera alors Total ?

Si le géant pétrolier a bien pris note de la loi du 13 juillet 2011 et de l’interdiction de la fracturation hydraulique, il reste flou quant aux techniques qu’il compte utiliser à la place. Dans son rapport de 2011, Total indique qu’il mettra en œuvre lors de sa troisième et dernière phase d’exploration – qui nécessite normalement la fracturation hydraulique – « les techniques de stimulation aujourd’hui admises au plan opérationnel, en cours d’expérimentation ou encore au stade de la recherche ». C’était en 2011. Cinq ans après, il n’existe toujours pas de réelles alternatives à la fracturation hydraulique. « Des techniques sont au stade de la recherche, d’autres sont déjà expérimentées – gaz et hydrocarbures –, mais la fracturation hydraulique reste la référence », reconnaît le géologue Jacques Varet.

Face à cette question, Total se veut rassurant. « Il ne faut pas nécessairement utiliser la fracture hydraulique pour faire de l’exploration sur le gaz de schiste », affirme son pédégé, Patrick Pouyanné au micro d’Europe 1. Preuve en est au Danemark, où le groupe atteste qu’il a pu « explorer avec un puits sans fracturation hydraulique ». Le Centre hydrocarbures non conventionnels (CHNC), qui rassemble autour de lui plusieurs entreprises, dont Total, confirme que les études géologiques et sismiques ainsi que le forage d’un ou de plusieurs puits d’exploration verticaux peuvent suffire à déterminer les ressources potentielles d’un site. Un avis partagé par le Jacques Varet : « On peut explorer sans fracturer. Si on rencontre une très bonne couche de roche mère, on peut déterminer un bon nombre de paramètres de production. »

Pourtant, sans fracturation hydraulique, il semble difficile de juger de la rentabilité d’un futur site d’exploitation. « S’ils n’utilisent pas la fracturation hydraulique, les estimations du potentiel seront beaucoup moins précises », nuance Gilles Pijaudier-Cabot, directeur de l’institut Carnot ISIFoR (Institute for the sustainable engineering of fossil resources), un institut spécialisé dans l’ingénierie durable des ressources fossiles. « Sans doute aurait-on aimé fracturer pour obtenir des paramètres d’exploitation », ajoute le géologue Jacques Varet.

Cette décision de justice ouvre-t-elle la porte à l’exploitation du gaz de schiste en France ?

Bien que le tribunal administratif autorise Total à reprendre ses recherches, on est encore loin de l’exploitation massive du gaz de roche mère en France. « Il s’agit seulement d’un permis de recherche qui donne le droit d’exclusivité sur un territoire, rappelle Arnaud Gossement. En aucun cas, le groupe n’a le droit d’effectuer un forage ou tout ce qui pourrait avoir un impact sur l’environnement. Il devra demander l’autorisation au préfet du département concerné. »

Face aux mobilisations des opposants, qui ont d’ores et déjà annoncé une manifestation le 28 février à Barjac (Gard), Total calme le jeu et affirme qu’il « ne passera pas en force ». « La justice rendra son avis sur un point juridique, mais une fois que ce sera ça, j’irai débattre avec les autorités pour savoir si oui ou non, on peut avoir un consensus », concédait Patrick Pouyanné avant que le jugement soit prononcé. Du côté du gouvernement justement, on ne semble pas prêt, à un an de la présidentielle de 2017, à revenir sur la loi Jacob. La ministre de l’Ecologie, Ségolène Royal, a réaffirmé récemment à l’Assemblée nationale que « l’utilisation de la fracturation hydraulique demeurait interdite ».

Globalement, il semblerait que la situation économique ne soit pas en faveur du pétrolier. A 30 dollars du baril, Total n’a pas vraiment intérêt à investir dans un projet controversé. D’autant que les résultats du groupe en 2015 vont enregistrer un repli de 20%, en raison de la baisse des cours. « Il s’agit surtout d’une campagne de communication pour remettre le dossier sur la table », considère Arnaud Gossement. Et de savoir une fois pour toute si oui ou non, la France pourrait être le nouvel eldorado de l’or noir.

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