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Multinationales et droits humains : « La France peut créer un effet d’entraînement »
jeudi, 15 octobre 2015 / Amélie Mougey

Si toutes les multinationales appliquaient leur code de bonne conduite, une loi sur le devoir de vigilance ne leur ferait pas peur. Le texte en ce moment au Sénat fait pourtant l’objet d’un lobbying intense… Explications.

Le groupe Auchan peut-il être poursuivi si, au Bangladesh, ses filiales et sous-traitants font travailler des ouvriers dans un immeuble menaçant de s’écrouler ? A ce jour, pas directement. Deux ans après l’effondrement du Rana Plaza, cet accident qui a causé la mort d’au moins 1 138 ouvriers du textile au Bangladesh, les multinationales ne sont toujours pas responsables aux yeux de la loi de ce types d’atteintes aux droits de l’homme. Depuis novembre 2013, une proposition de loi reconnaissant le devoir de vigilance des maisons mères tente, tant bien que mal, de se frayer un chemin au Parlement. Ce 14 octobre, une nouvelle étape a été franchie avec son examen en commission des lois du Sénat, avant un examen en séance plénière le mercredi suivant.

Les entreprises sont sur leur gardes. Dans un article du Figaro, un « grand patron », un « dirigeant d’entreprise » et un « patron de PME », tous cités sous couvert d’anonymat, se passent la parole pour dénoncer une « mauvaise réponse à un vrai problème », une « solution simpliste qui méconnaît le fonctionnement de la mondialisation », « une initiative isolée de la France totalement inefficace », tandis que l’auteure de l’article pointe la « considérable insécurité juridique » et la « distorsion de concurrence » que pourrait entraîner l’adoption d’un tel texte et rappele les « efforts volontaires déjà fournis par les entreprises dans le cadre de leur politique RSE (responsabilité sociale et environnementale) ».

Dans ces circonstances, à quoi bon insister ? Du côté des ONG – Sherpa, Amnesty International, CCFD-Terre solidaire, Ethique sur l’Etiquette – , le bien-fondé de cette loi ne fait au contraire aucun doute. Juliette Renaud, chargée de campagne sur les « industries extractives et RSEE » aux Amis de la Terre France, détaille les raisons pour lesquelles elle souhaite voir le texte arriver au bout de ce parcours accidenté.

Terra eco : Cette loi est souvent présentée comme une réponse au drame du Rana Plaza. Plus de deux ans plus tard, quelle est son utilité ?

Juliette Renaud : Le Rana Plaza a sans doute accéléré la prise de conscience. Mais les violations des droits humains et les atteintes à l’environnement n’ont pas cessé. En tant qu’ONG, on reçoit chaque mois de nouvelles plaintes impliquant des entreprises françaises. Il y a bien sûr les catastrophes, comme celle du Rana Plaza, mais aussi toute une séries de violations des droits humains moins soudaines mais qui perdurent. Je pense à l’impact des activités de Shell et de Total dans le delta du Niger où les populations vivent dans une marée noire permanente et au milieu du torchage du gaz depuis cinquante ans sans avoir jamais obtenu la moindre réparation. Ce type de dommages est rarement provoqué par les maisons mères des multinationales directement, mais plutôt par leur myriade de filiales et sous-traitants. Cela rend les démarches des victimes extrêmement compliquées. Inscrire noir sur blanc la responsabilité des maisons mères est crucial pour éviter l’impunité.

Le patronat dénonce l’impact qu’aurait une telle loi sur la compétitivité…

Raisonner ainsi revient à conditionner le respect des droits fondamentaux à la compétitivité ! En soi, cette logique est totalement inacceptable. Mais même sans s’interroger sur le fond, il n’y a aucune preuve que les craintes soient justifiées. Par le passé, après la mise en œuvre de nouvelles mesures législatives, les impacts économiques tant redoutés n’ont pas été constatés. Tel est le cas de l’obligation du reporting extrafinancier (obligation de transparence) introduit dans la loi il y a quelques années, pour laquelle la France était pionnière : malgré les craintes du secteur privé, cela n’a pas pénalisé les entreprises. Au contraire, elle leur a donné de l’avance, puisque maintenant, c’est une obligation au niveau européen. De même, l’ONU s’est emparé du sujet du respect des droits humains par les entreprises, la question n’est donc plus de savoir si une loi sur le devoir de vigilance des multinationales doit être adoptée mais quand elle sera adoptée. Dans ces circonstances, les entreprises françaises ont intérêt à être parmi les premières concernées.

Vous parlez de l’ONU. Justement, les opposants à la loi renvoient le problème au niveau international et européen. L’échelle nationale a-t-elle vraiment du sens ?

Si nous étions le Lichtenstein ou un autre pays avec peu de multinationales, la question se poserait peut-être. En France, il est légitime et nécessaire que ces discussions aient lieu. D’abord, parce que 11 des 50 plus grandes entreprises européennes sont basées chez nous. Ensuite parce que 65% des entreprises cotées en bourse en France font l’objet de controverses sur le respect des droits de l’homme et de l’environnement d’un bout à l’autre de leur chaîne de valeur.

Mais peut-on agir seuls ?

On est loin d’être seuls ! L’ONU a adopté des principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme en 2011. Ce texte, qui étend la responsabilité à toute la chaine de valeur, a été voté à l’unanimité par le Conseil des droits de l’homme. La France l’a voté, ce qui signifie que l’Etat a désormais l’obligation de protéger et de faire respecter les droits humains lorsque des entreprises y portent atteinte. Mais ces principes onusiens ne sont pas contraignants : il revient à chaque Etat de les transposer dans sa législation. La loi sur le devoir de vigilance n’a donc rien de révolutionnaire ! C’est le simple respect par la France de ses engagements internationaux. La Suisse, la Belgique sont en train de prendre le même type d’initiative. Et même si la France était la première, ce ne serait pas gênant. Au contraire, cela pourrait créer un effet d’entraînement. On l’a vu avec la loi sur le reporting extrafinancier : la France était la première, l’Europe a suivi en adoptant une directive. Concernant le devoir de vigilance des multinationales, la simple adoption de la proposition de loi par l’Assemblée, le 30 mars dernier, a déjà eu un effet : un mois plus tard, le parlement européen se saisissait du sujet via l’adoption d’une résolution.

Les entreprises françaises mettent en avant leur politique RSE et ce devoir de transparence auquel elles doivent déjà se plier. Cela ne suffit pas ?

Beaucoup d’entreprises françaises ont en effet leur code de bonne conduite sur lequel elles savent très bien communiquer. Si ces politiques étaient vraiment mises en application, elle n’auraient pas besoin de craindre l’application de la loi sur le devoir de vigilance, puisque ce n’est qu’une obligation de moyens, celle de prendre des mesures de prévention. Soit les entreprises changent leur discours et elles reconnaissent qu’elles ont du mal à contrôler la mise en œuvre effective de ces codes éthiques par leurs filiales et sous-traitants. Soit elles se mettent en conformité avec leur discours et dans ce cas elles n’ont aucune raison de faire pression contre l’adoption de cette loi.

Ces pressions existent-elles ?

C’est évident. Depuis deux ans, il y a une action très forte du secteur privé contre cette proposition de loi. On retrouve dans la bouche de certains parlementaires les mêmes arguments, au mot près, que ceux formulés par le Medef ou l’Afep (Association française des entreprises privées). Ces mêmes lobbies ont également été influents auprès du ministère de l’Economie. Et les conséquences sont visibles. D’abord l’Assemblée nationale a tardé à se pencher sur cette proposition : elle a été déposée par les groupes écologiste et socialiste en novembre 2013, son examen n’a été mis à l’agenda qu’en 2015. Du fait des pressions sur le gouvernement, ce premier texte ambitieux n’a pas été voté, et c’est un second texte, allégé, qui a finalement été adopté en mars. Contrairement à ce que prévoyait la version initiale, ce sera toujours à la victime d’apporter la preuve que des atteintes ont été commises, leurs démarches resteront un parcours du combattant. Pour autant, la proposition de loi reste une réelle avancée. Elle prévoit, par exemple, que chaque entreprise de plus de 5 000 salariés adopte et respecte un plan de vigilance sur lequel les juges pourront lui demander des comptes.

Le patronat fait donc bloc pour empêcher l’entrée en vigueur du texte ?

Pas tout à fait. Certaines entreprises sont plutôt favorables à la loi. C’est le cas du groupe Bolloré, qui est pourtant loin d’être exemplaire, mais qui, dans son document de référence, indique que cela lui apporterait plus de sécurité juridique. Des petites entreprises du textile qui sont confrontées à la concurrence des grosses boîtes qui délocalisent y sont également favorables.

Ce mercredi 14 octobre, au Sénat, il s’en est fallu de peu pour que le texte soit enterré…

Oui, on a eu peur. Lundi 12 octobre, le rapporteur du texte, le sénateur Christophe-André Frassa (Les Républicains) a déposé une « motion préjudicielle ». Cette procédure, très rarement utilisée, suspend les débats législatifs jusqu’à ce qu’une condition soit remplie. En l’occurrence, la condition requise par le sénateur, c’était l’adoption d’une directive européenne au motif, déjà évoqué, que si la France était la seule à agir, ses entreprises allaient en pâtir. Si cette motion avait été votée, le texte n’aurait pas été discuté sur le fond par le Sénat et ne serait pas retourné à l’Assemblée nationale. Il aurait été tout simplement enterré. On y a échappé. Le parcours du combattant de ce texte n’est pas terminé : il passe en plénière au Sénat mercredi 21 octobre et le scénario le plus probable est qu’il soit rejeté article par article. Puis il repartira à l’Assemblée…

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