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Et si chômage et migrations n’avaient rien à voir ?
vendredi, 11 septembre 2015 / Karine Le Loët /

Rédactrice en chef à « Terra eco ».

Pendant que l’Allemagne accueille à bras ouverts les migrants, la France fait la grimace, préférant limiter l’ouverture de ses frontières. A-t-elle raison de craindre pour ses emplois ?

« C’est terrible à dire », mais la France n’est pas « en condition d’accueillir ceux qui viendront ». « C’est aussi une conséquence du chômage, cette inhumanité-là », se désolait l’ancien ministre de la Justice Robert Badinter au micro de France Inter, au matin du 17 juin. Tandis que la France grimace en entrouvrant ses portes aux 24 000 réfugiés supplémentaires envoyés par le plan Juncker (6 752 avaient déjà été dirigés vers l’Hexagone à la fin du mois de mai), l’Allemagne se prépare, sourire aux lèvres, à en laisser entrer 31 443 envoyés par l’Union européenne (en plus des 8 763 de mai). Mieux, outre-Rhin, les autorités ont assuré que le pays pourrait accueillir sans sourciller 500 000 migrants chaque année pendant « plusieurs années » et ont promis de dégager 6 milliards d’euros pour aider ces nouveaux arrivants à s’installer. Entre les deux voisins, il y aurait une différence de taille : d’un côté, un marché du travail dynamique, de l’autre, un pays sclérosé par le chômage qui redoute l’afflux de nouveaux actifs.

Sauf que migration ne rime pas forcément avec chômage, rappellent les économistes. « Les études qui ont été faites ne montrent pas d’impact négatif important des migrations de masse sur le pays d’accueil. Les migrations suite à l’élargissement de l’Union européenne à l’Est n’ont pas eu d’impact ou ont eu un impact légèrement positif sur l’économie du Royaume-Uni, par exemple », souligne Thomas Liebig, expert à la division « migrations internationales » de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). L’histoire plus ancienne ne conte pas autre chose. Une célèbre étude américaine (voir ici) a, par exemple, pointé le peu d’incidence de la vague d’immigration de 125 000 Cubains en 1980, (dite « Exode de Mariel »), sur les emplois et les salaires des travailleurs peu qualifiés déjà installés à Miami. Un autre travail portant sur les conséquences de l’afflux de 900 000 rapatriés d’Algérie en France en 1962 a, de la même manière, conclu à une très légère augmentation du chômage pour les non-rapatriés (+0,2%).

Un marché du travail bien malade

24 000 réfugiés supplémentaires accueillis en deux ans ? Une goutte d’eau dans l’océan hexagonal. Mais si la vague continuait à grossir ? La France aurait-elle raison de s’arc-bouter sur ses frontières ? Non, en théorie. « Souvent, les gens pensent qu’il y a un nombre d’emplois fixe. Mais le marché du travail n’est pas statique, il est dynamique, il s’adapte. L’arrivée de migrants peut aussi créer une demande supplémentaire », souligne Thomas Liebig. « Dans tous les grands pays industrialisés, chaque jour, des milliers d’emplois disparaissent et chaque jour des milliers d’emplois sont créés », abonde André Zylberberg, directeur de recherche émérite au CNRS (Centre national de la recherche scientifique), dans un article publié en 2013 dans Alternatives économiques. Mais voilà, si « le nombre d’emplois d’une économie n’est pas fixe, il dépend principalement du fonctionnement du marché du travail », s’empresse d’ajouter l’économiste. En clair, si les migrants ne sont pas à blâmer quand le chômage s’abat sur une contrée, un pays dont le marché du travail « fonctionne mal ne parviendra pas à résorber le chômage, même avec peu ou pas de flux migratoires », écrit-il.

Or, le marché français est aujourd’hui bien mal en point, poursuit André Zylberberg au téléphone. Question de nature : « Ce qui nous distingue vraiment de l’Allemagne, c’est que leur marché du travail est beaucoup plus flexible. Il n’y a pas encore de salaire minimum et ce qui est envisagé s’annonce beaucoup plus bas que le smic français. Les instances de négociations sont décentralisées aux entreprises, aussi, quand les affaires vont mal, on peut négocier pour baisser les rémunérations contre le maintien de l’emploi. Evidemment, il ne faut pas se cacher derrière son petit doigt, il y a beaucoup de petits boulots mal payés en Allemagne… » Mais des petits boulots qui occupent souvent, au départ, les nouveaux arrivants. Enfin, ajoute-t-il par e-mail, « l’apprentissage est nettement plus développé et moins contraint que chez nous. Or, l’apprentissage est un grand vecteur d’intégration des populations peu qualifiées, certains réfugiés sont d’ailleurs déjà placés dans des programmes de ce type ! » A l’inverse, « si le marché du travail français reste bloqué au niveau des embauches, des salaires, des conditions de licenciement, on ne pourra pas intégrer ces migrants », complète André Zylberberg. Aussi l’économiste milite-t-il pour une réforme du marché hexagonal, sans faire table rase des acquis. « Il ne s’agit pas pour autant de renier la protection sociale. Il faut bien sûr sécuriser l’emploi des gens, prendre en charge et former ceux qui le perdent. Mais il faut aussi qu’une entreprise qui veut se séparer de quelqu’un puisse le faire. Sinon, on risque de multiplier les contrats courts, l’intérim… »

Culture de bienvenue

Dans un marché ainsi réformé, la migration pourrait alors redevenir atout, selon lui. L’Allemagne l’a bien compris, qui parie sur cette manne étrangère malgré des coûts importants au départ : « Les demandeurs d’asile n’ont pas un accès immédiat au marché du travail, il faut d’abord les loger, les nourrir, leur donner de l’argent pour vivre, les former à la langue, scolariser les enfants. Mais on peut voir cet argent versé comme un investissement, parier sur le fait qu’on récupèrera plus tard une main-d’œuvre souvent très motivée parce qu’elle voudra s’intégrer », précise Thomas Liebig.

A condition de ne pas négliger l’aspect social de l’intégration : « L’Allemagne a beaucoup appris des erreurs du passé, des vagues de migrants venus de Turquie, d’ex-Yougoslavie, mais aussi d’Espagne, d’Italie… Ces travailleurs peu qualifiés, l’Allemagne ne s’est pas occupée de les intégrer, on ne leur pas appris la langue. » Depuis, le vent a tourné. « Les grands partis ont milité pour l’ouverture graduelle à la migration de travail. Avant même la crise migratoire qui nous touche aujourd’hui, ils ont travaillé la “Wilkommenskultur” (la « culture de bienvenue », ndlr) qui est devenue un concept à part entière aujourd’hui, se sont demandé comment mieux accueillir les primo-arrivants, comment bien les intégrer… Evidemment , il y a eu des débats et même des dérapages, mais globalement l’opinion publique allemande est plus favorable aujourd’hui à ces migrants. » Les foules de Syriens applaudis à leur arrivée dans les gares ne diront pas autre chose.

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