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« Avec la fin des quotas, les laiteries vont se faire la guerre sur le dos des producteurs »
lundi, 30 mars 2015 / www.clairelenestour.com

Le 1er avril, les fameux quotas européens qui encadrent la production depuis trente ans disparaîtront. Antoine Jean, producteur de lait dans le Nord, craint un effondrement des prix et la perte d’autonomie des éleveurs.

Antoine Jean produit du lait avec son frère dans une ferme de trente hectares à Nomain, dans le Nord, à 25 km de Lille. Depuis 1984, la production de sa ferme était rythmée par les quotas laitiers, fixés par l’Union européenne. Le 1er avril, le quota de 300 000 litres de lait attribué à son Gaec (Groupement agricole d’exploitation en commun) disparaîtra. Porte-parole de la Confédération paysanne dans le Nord Pas-de-Calais, l’éleveur milite pour un gestion raisonnée de la production laitière nationale. Désormais, les deux frères devront négocier directement avec la laiterie qui collecte la production de leurs 45 vaches laitières.

Terra eco : Quel souvenir gardez-vous de l’instauration des quotas en 1984 ?

Antoine Jean : C’est mon père qui tenait l’exploitation. Au début, il produisait du fromage de chèvre. Faute de débouchés, il s’est orienté vers le lait de vache. Il a trait sa première vache le 1er avril 1984, la veille de l’entrée en vigueur des quotas européens. Il avait fait un plan de développement et obtenu, comme souhaité, un quota de 150 000 litres de lait annuels.

Comment ce quota a t-il évolué par la suite ?

En 1992, j’ai rejoint mon père sur l’exploitation et repris une ferme de vingt hectares avec un quota laiterie de 50 000 litres par an. Depuis, nous avions deux quotas : un pour la vente directe de produits transformés ou non et un pour la livraison en laiterie. Les deux quotas pouvaient communiquer. Quand nous avions trop de lait à transformer, nous le passions sur le quota laiterie et vice versa. Du lundi au vendredi, le lait du matin est travaillé après la traite pour produire de la tomme, du gouda, du camembert et du fromage blanc. Le lait du soir, moins abondant, et le lait du week-end vont, eux, à la laiterie. Cette organisation nous permet d’être plus libres pour nos familles.

Comment faisiez-vous pour augmenter votre quota ?

Tous les ans, il fallait présenter un dossier à la direction départementale des territoires. C’est elle qui gérait le quota attribué au département. A chaque départ de producteur non remplacé, elle redistribuait les quotas libérés.

De manière arbitraire ?

Non, la gestion se faisait en bonne intelligence. Pour obtenir le droit de produire plus, on devait prouver que le lait constituait notre revenu principal. La commission ne voulait pas attribuer de quotas supplémentaires à des agriculteurs qui pouvaient vivre de la betterave ou de la pomme de terre. Elle tenait aussi compte de la quantité d’herbe disponible sur la ferme. Enfin, le département privilégiait les jeunes et les petits producteurs. Quand mon frère a remplacé mon père dans le Gaec, il a obtenu des rallonges de quotas, par exemple. Malgré tous ces critères, chaque année, de gros producteurs, qui dépassaient les 600 000 litres par an, demandaient plus de quotas.

Etait-ce une contrainte pour vous ?

Avec mon frère, nous ne cherchons pas forcément à produire plus, parce que l’on ne veut pas acheter de bêtes supplémentaires. On préfère valoriser nos 45 vaches en produisant du lait de meilleure qualité. Petit à petit, nous avons augmenté notre quota pour atteindre les 300 000 litres : 150 000 en vente directe et 150 000 en laiterie. Nous ne nous sommes jamais sentis bridés par ces volumes, car on ne les a jamais dépassés.

Quelle place prenaient les quotas dans votre quotidien ?

Les contrôles étaient assez fréquents. Nous devions inscrire toutes les quantités de lait transformé et celles envoyées en laiterie sur un cahier journalier des production. La fin des quotas va mettre fin à ces lourdeurs administratives, mais il y en a tellement d’autres que le gain de temps ne va pas être significatif. Pour nous, les quotas étaient plutôt bénéfiques puisqu’ils nous garantissaient une certaine stabilité du prix du lait.

Il y a pourtant eu la crise de 2009…

Jusqu’en 2008, l’interprofession donnait un indicateur de prix que les laiteries suivaient. En 2008, l’Europe s’est mise à produire beaucoup plus, alors que la demande baissait à cause de la crise. En parallèle nos charges d’assurance, d’électricité et de mise aux normes des ateliers ont continué d’augmenter. C’est la première fois que je me suis vraiment inquiété. Le litre de lait est descendu à 20 centimes alors qu’il faudrait qu’on le vende 40 à 45 centimes pour vivre dignement. 2009 a été une année noire. Dans notre malheur, nous avons eu un peu de chance car nous transformons une partie de notre production. Cela nous permet de valoriser le litre de lait jusqu’à un euro et de tirer quatre salaires. Si on livrait tout notre lait en laiterie, l’exploitation ne ferait vivre qu’une personne. Autour de nous, beaucoup de producteurs ont jeté l’éponge pour se lancer dans la pomme de terre.

Comment vous êtes-vous préparés a la disparition des quotas ?

Avant, l’Etat jouait les régulateurs. Désormais, les producteurs devront traiter directement avec leur laiterie. En 2011, celle avec laquelle nous travaillons nous a proposé un contrat type. Nous avons un droit à produire de 200 000 litres. Chaque année, nous devrons lui livrer 85% de ce volume minimum. Si on n’atteint pas ce volume, en cas de sécheresse ou de problème sanitaire, par exemple, la laiterie pourra revoir notre droit à produire à la baisse. Quant au prix, nous n’avons toujours pas notre mot à dire. Nous sommes obligés de lui faire une confiance aveugle. J’ai découvert le prix d’achat du lait pour le mois prochain sur ma dernière fiche de salaire. Même si je ne suis pas d’accord, je ne peux rien faire. Un producteur de céréales pourrait décider de ne pas vendre et de stocker en attendant que les prix remontent. Nous, nous travaillons sur une denrée périssable que l’on ne peut conserver que trois jours, alors nous devons nous plier aux tarifs des laiteries.

Que craignez-vous pour la suite ?

Tout est désormais dans les mains des laiteries. Le risque serait qu’elles nous poussent à produire plus. Certaines le font déjà en pariant sur l’explosion des marchés asiatiques. Elles sont persuadées qu’elles vont trouver des débouchés, alors elles anticipent pour être sûres de remporter les marchés. Les laiteries vont se faire la guerre sur le dos des producteurs.

Quelles seraient alors les conséquences ?

S’il y a trop de production, ce sera comme en 2008 : les prix s’effondreront. Nous n’avons plus de visibilité, ce qui n’incite pas les producteurs à investir pour moderniser leurs exploitations. A long terme, c’est le paysage laitier français qui risque d’être modifié. Si les laiteries cherchent des volumes à tout prix, elles ne se déplaceront plus dans les zones les moins productives, en montagne ou dans le sud de la France. Elles préféreront des zones plus rentables, comme le grand Ouest. Dans le Nord, je ne pense pas que la production laitière soit menacée. Mais si les exploitations se concentrent sur notre territoire, nous y perdront aussi, car cela augmentera la pression foncière et la pollution par effluents d’élevage. Nous devons nous battre pour maintenir la production sur l’ensemble du territoire.

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