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« C’est peut-être le début de la fin de l’or noir »
vendredi, 27 février 2015 / Simon Barthélémy

La Première et la Seconde Guerre mondiale, le choc de 1973, Saddam Hussein, le 11 Septembre et des rats dans un paquet de corn-flakes : il y a tout ça dans la saga du pétrole contée par le journaliste Matthieu Auzanneau.

Journaliste indépendant – et collaborateur occasionnel de Terra eco –, auteur du blog « Oil Man », Matthieu Auzanneau a rejoint l’équipe du Shift Project en tant que prospectiviste. Il enquête depuis plus de dix ans sur le pétrole. Dans Or noir (La Découverte, 19 mars 2015), il retrace l’histoire du brut, des premiers puits américains à aujourd’hui, et de ses liens toujours plus étroits avec la géopolitique.

Terra eco : Le fil rouge d’ « Or noir », c’est l’émergence des Etats-Unis comme superpuissance bâtie sur le pétrole. Comment se produit-elle ?

Matthieu Auzanneau : N’en déplaise aux tintinophiles, les Etats-Unis sont, grâce à la richesse de leur sous-sol, le vrai pays de l’or noir ! Les liens ont toujours été très étroits entre la Maison-Blanche et l’industrie pétrolière, du président Hoover (Herbert Hoover, en poste de 1929 à 1933, ndlr), géologue de métier, aux Bush (George H. W. Bush, président de 1989 à 1993, et George W. Bush, président de 2001 à 2009, ndlr), tous deux fondateurs d’entreprises dans ce secteur. Les plus grosses compagnies américaines ont longtemps été Exxon, Mobil et Chevron, suivies de General Motors et Ford. Mais deux facteurs ont contribué à l’explosion de la puissance américaine : structurées avec l’argent de la Standard Oil de Rockefeller, deux banques, Chase Manhattan et ce qui va devenir la Citibank, font de Wall Street une place financière majeure. Et sur le plan politique, l’intervention américaine pendant la Grande Guerre, en 1917, qui a débloqué la guerre de tranchées, en alimentant en carburant une nouvelle arme : les chars d’assaut français et anglais. Clemenceau dira que « pour les nations et pour les peuples, une goutte de pétrole vaut une goutte de sang ». D’ailleurs, la Seconde Guerre mondiale sera perdue par le bloc qui n’a pas de pétrole. L’économie américaine, devenue structurellement importatrice de brut dès les années 1920, ces Roaring Twenties rugissantes comme le moteur des Ford T, le département d’Etat sera obsédé par son approvisionnement, élaborant un colonialisme du pétrole.

Quel rôle joue aujourd’hui le pétrole dans les conflits au Moyen-Orient ?

Pour comprendre, il faut remonter à la fin de la Grande Guerre : les deux butins en jeu sont le charbon de la Ruhr, en Allemagne, et le pétrole – encore inexploité – de la Mésopotamie, perdue par l’Empire ottoman. La Grande-Bretagne laisse le premier à la France, contre le champ libre au Proche-Orient. L’Irak est une nation créée par les Britanniques pour exploiter le pétrole. Ensuite, Washington a favorisé l’arrivée au pouvoir de Saddam Hussein, puis l’a soutenu dans son agression contre l’Iran (en 1980, ndlr), avant de mener contre lui deux guerres. Tout aussi contradictoire a priori est l’alliance entre les Etats-Unis et l’Arabie Saoudite, et que celle-ci ait perduré après le 11 Septembre, alors que 15 des 19 pirates de l’air étaient Saoudiens… Pour conserver leur base militaire et leurs intérêts, les Américains ont toujours complaisamment soutenu le régime des Saoud (la maison royale saoudienne au pouvoir en Arabie Saoudite, ndlr), même si ceux-ci ont joué avec le fanatisme wahhabite comme d’un chien de combat dangereux.L’Etat islamique et la politique d’Obama ne sont que les suites de cette politique américaine inconséquente visant à ne laisser aucun Etat devenir hégémonique dans le Golfe persique.

Le livre explique le rôle du pétrole dans les crises économiques, de 1929 à 2008. Est-ce un facteur décisif de déstabilisation ?

Le pétrole n’est pas l’alpha et l’omega de l’Histoire, mais celle-ci n’a pas qu’une dimension humaine, car on vit dans un monde physique. On nous a notamment toujours expliqué que le choc pétrolier de 1973 est un point de basculement, qui a plongé l’Occident dans le chômage de masse et la dette. Mais nous gardons de cet événement une représentation caricaturale, un caprice de princes arabes avides de richesse. Au-delà du facteur déclencheur qu’est la guerre du Kippour menée contre Israël par les pays arabes, il y a un soubassement physique : trois ans plus tôt, le pic de production de pétrole conventionnel a été atteint aux Etats-Unis, où l’on s’inquiète de ce déclin. Plusieurs responsables de la politique pétrolière des Etats-unis voient d’un bon œil l’hypothèse d’une augmentation des prix du baril, pour pouvoir financer de nouveaux projets d’extraction en dehors des zones d’influence de l’Opep (Organisation des pays exportateurs de pétrole). Ce sera effectivement le cas en mer du Nord et en Alaska. Après le choc pétrolier, Henry Kissinger, patron de la diplomatie américaine, proposera même de fixer un prix plancher du baril !

Vous expliquez la baisse actuelle des cours du pétrole – 49 dollars le baril, soit 44 euros – par, notamment, le boom des pétroles non conventionnels (gaz et pétrole de schiste, sables bitumineux…). Incarnent-ils l’avenir du pétrole ?

C’est une course sur tapis roulant : les majors doivent sans cesse investir pour compenser le déclin des ressources de pétrole conventionnel, mais n’y parviennent pas. Pour satisfaire la consommation actuelle, il faudrait trouver et mettre en production tous les dix ans l’équivalent des extractions de quatre Arabie Saoudite, soit la moitié de la production mondiale ! Le boom du pétrole de schiste est indéniable et spectaculaire, mais l’industrie ne tient pas là (encore ?) sa planche de salut, loin s’en faut : il représente 3 millions de barils par jour aux Etats-Unis, sur une production totale de pétrole de 90 millions de barils. La Pologne n’a pas été l’eldorado espéré. Et Total a remisé sur l’étagère un projet d’exploitation de sables bitumineux, car il n’était pas rentable à 110 dollars (98 euros) le baril. Comme le dit un expert, « nous sommes dans la position de rats qui ont fini de manger les corn-flakes et s’attaquent au carton de la boîte ». C’est peut-être le début de la fin de l’or noir. Si on n’arrive pas à sortir du pétrole et à trouver un accord climatique global, ce n’est pas faute de prise de conscience, mais parce qu’on ne sait pas faire de croissance sans énergie fossile abondante.

Or noir, de Matthieu Auzanneau (La Découverte, 19 mars 2015), 720 pages, 26 euros

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