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Commerçants de centre-ville, les piétons sont vos amis
vendredi, 20 février 2015 / Amélie Mougey

Pas de voiture, pas de commerce ? Depuis les municipales, les autos sont de retour dans plusieurs hypercentres de villes françaises. Le but ? Booster les chiffres d’affaires des magasins. Le souci ? Cette idée reçue est… fausse.

Ce mardi, la voiture a fait son retour au cœur de Saint-Etienne (Loire) après quatre ans d’absence. En 2011, l’ancien maire socialiste Maurice Vincent l’avait bannie, dans l’espoir de faire de sa ville « un exemple en matière de transformation urbaine durable ». Le centre, cerné de bornes rétractables, était alors devenu le royaume des transports collectifs, des vélos et des piétons. Mais cette « transformation durable » a fait long feu. Une élection municipale et quelques promesses de campagne plus tard, la nouvelle majorité UMP se targue au contraire d’« ouvrir la ville ». En début de semaine l’hypercentre est redevenu zone 30. « Il ne s’agit pas à proprement parler de dépiétonnisation, on a juste supprimé quelques bornes », relativise Jean-Pierre Berger, adjoint au développement durable de la municipalité. La formule a beau être édulcorée, le retour de l’automobiliste est acté.

Du Pas-de-Calais au Jura : de nouvelles équipes municipales rétropédalent

Saint-Etienne n’est pas un cas isolé. Depuis les dernières élections municipales, Béthune (Pas-de Calais) et Auray (Morbihan) ont également renoncé à plusieurs zones piétonnes. A Dole (Jura), un chantier de mobilité douce a été stoppé net. Pour justifier ces retropédalages, les nouveaux édiles dégainent le même argument : sans trafic, les centres-villes périclitent. « Cette mesure répond à la détresse des commerçants. Ils disaient souffrir du plan de circulation précédent, je ne vois pas pourquoi on douterait de leur sincérité », explique Jean-Pierre Berger. Et si les principaux intéressés s’étaient eux-mêmes laissés enfumer ?

Leur argument tient en un slogan : « No parking, no business ». Apparu dans les années 1950 aux Etats-Unis, ce concept fait partie du panel de formules chocs de Bernardo Trujillo, le « pape de la vente moderne ». A l’époque des premiers hypermarchés, 11 000 professionnels, dont un quart de Français, se rendent à Dayton, dans l’Ohio, pour suivre ses séminaires baptisés MMM (Méthodes marchandes modernes). « Là où il y a du trafic, on peut faire tout type de commerce », enseigne cet Américain d’origine colombienne aux fondateurs d’Auchan, de Carrefour et de Casino. Ces préceptes accompagnent, en France, la naissance de la grande distribution. Mais pas seulement.

« Les petits commerçants vont à l’encontre de leurs propres intérêts »

Au cours des décennies suivantes, « les chambres de commerce et d’industrie (CCI) françaises reprennent et répandent cette idée auprès du petit commerce », explique Anne Faure, urbaniste et auteure du rapport « Commerces et zones à priorité piétonne » pour le Cerema ( Centre d’études et d’expertise sur les risques, l’environnement, la mobilité et l’aménagement). « Désemparés devant l’essor des hypermarchés, les commerçants ont cru que ce qui était bon pour ces nouveaux concurrents était également bon pour eux », résume Frédéric Héran, maître de conférence en économie au CLERSE (Centre lillois d’études et de recherches économiques et sociologiques). Jusqu’au cœur des villes, la foi dans les bienfaits commerciaux de l’automobile s’enracine.

« J’aimerais bien avoir l’étude qui corrobore cette idée, lâche l’économiste avec une pointe d’ironie. J’ai interrogé une dizaine de CCI à travers la France, pas une seule n’a pu me la fournir. ». Au Danemark, en Allemagne, aux Pays-Bas, en Autriche et en Suisse, des études font même la démonstration inverse. Pour en avoir le cœur net, en 2003, Frédéric Héran mène ses propres recherches. Et là, surprise : ses conclusions vont à rebours du slogan de Bernardo Trujillo. « En réclamant d’ouvrir la ville à la voiture, les petits commerçants vont à l’encontre de leurs propres intérêts », affirme le chercheur. Et ce, pour au moins trois raisons.

Les piétons sont plus fidèles, plus nombreux, plus dépensiers

D’une part « la grande majorité des clients de commerces de centre-ville sont piétons », explique Frédéric Héran. Pour le savoir, le chercheur et son équipe se sont postés devant ce type de boutiques et ont interrogé chaque client sur son mode de déplacement. « Pour un magasin comme la librairie lilloise le Furet du Nord, les automobilistes représentent tout au plus 20% de la clientèle, constate-t-il. Pour une boulangerie de centre-ville, c’est à peine 5%. »

Ensuite, le piéton consomme plus que l’automobiliste. « A chaque visite dans un magasin de centre-ville, un automobiliste dépense en moyenne 50% de plus qu’un piéton. Mais par semaine, l’automobiliste dépense 87% de moins », peut-on lire dans son étude. « Le commerçant a l’impression que le piéton est un moins bon client : c’est vrai au coup par coup, mais, sur une période donnée, il rapporte plus », résume Anne Faure. Autre trouvaille contre-intuitive : le piéton porte plus lourd que l’automobiliste. « Le client qui vient en voiture fait ce choix par habitude, rarement dans l’optique de ramener un achat encombrant », constate Frédéric Héran. Même dans les magasins de meubles ? « C’est un faux problème, car tous ont des services de livraison », rétorque l’économiste. Enfin, « le piéton est un client fidèle, alors que l’automobiliste zappe », ajoute l’économiste.

« Les gens viennent par plaisir, non par obligation »

Reste que la piétionnisation transforme l’activité d’une rue. Les commerces de bouche et du quotidien laissent place à des boutiques de mode, selon une étude menée à Lille. « C’est le rôle de la municipalité d’adopter des politiques garantes de cette diversité. Miser sur la voiture est une solution simpliste », estime Frédéric Héran. Pour lui, une piétonnisation bien pensée est bénéfique à tous. « On débarrasse le centre ville des 85% de voitures qui ne font que passer. En proposant des parkings souterrains un peu plus loin, on rend la ville plus accessible à tous, même aux automobilistes », explique le chercheur. « Les commerçants ont l’impression que, si les gens ne peuvent pas s’arrêter devant chez eux, ils ne viennent pas. C’est faux, les gens marchent à nouveau », constate Anne Faure. « Le vrai enjeu, c’est de rendre la ville plus attractive, pour qu’à la différence d’un hypermarché les gens y viennent par plaisir et non par obligation », poursuit l’urbaniste. A Toulouse et à Strasbourg, les rues rendues aux piétons ont vu leur fréquentation grimper.

Autre avantage du centre piétonnier : il dissuade les riverains d’aller faire leur emplettes en périphérie. « Quand on parle d’accessibilité, ça va dans les deux sens », souligne Anne Faure. Pour elle, les récentes volte-face politiques sont le signe d’un « cadre de réflexion démagogique. Les élus sont sensibles aux revendications des commerçants souvent portées par des associations virulentes ». Frédéric Héran voit dans la piétonnisation un bouc émissaire : « Le dépérissement du centre-ville est lié essentiellement à l’essor de la grande distribution en périphérie. » Auquel s’ajoute la baisse du pouvoir d’achat.

Dans les villes petites ou moyennes, ce déclin laisse les élus désemparés. « Le centre de Saint-Etienne connaît une forte paupérisation, certaines rues n’ont plus un seul commerce, constate Jean-Pierre Berger. On tente tout ce qu’on peut pour y remédier, mais bien sûr, on peut se tromper . »

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