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Liberté de la presse : « En France, nous n’avons ni la qualité des textes, ni les bonnes pratiques »
mardi, 13 janvier 2015 / Karine Le Loët /

Rédactrice en chef à « Terra eco ».

« Charlie Hebdo » décimé et c’est toute la nation qui se lève pour défendre la liberté de la presse. Une liberté qui, en France, n’était déjà pas optimale. L’an dernier, Reporters sans frontières plaçait l’Hexagone en 39e position de son classement mondial.

Explications avec Antoine Héry, responsable du classement de Reporters sans frontières sur la liberté de la presse.

Terra eco : Votre classement 2014 sur la liberté de la presse, publié évidemment bien avant l’attentat contre Charlie Hebdo, place la France en 39e position mondiale. Comment justifiez-vous cette place ?

Antoine Héry : Cela s’explique par un problème de structure du champ éco-médiatique et par le manque d’indépendance des rédactions vis-à-vis des annonceurs et des patrons de presse. Ce n’est pas un problème incontournable mais, moins tangible, il peut aussi être plus sérieux que des atteintes directes à la liberté de la presse.

Le fait que le secret des sources puisse être violé par des magistrats est aussi un point d’accrochage. Quelquefois, on s’en aperçoit bien après. Ce fut notamment le cas avec l’affaire Gérard Davet, ce journaliste dont on s’est aperçu tardivement qu’il avait été mis sur écoute (le journaliste enquêtait en 2010 pour Le Monde sur l’affaire Bettencourt, ndlr). Dans des affaires assez importantes, il y a une tendance des magistrats à outrepasser leurs droits. Pourtant une loi existe, c’est la loi Dati votée en 2010. Non seulement, elle est insuffisante – puisqu’elle pose des exceptions trop larges au secret des sources –, mais elle est aussi largement violée. Il faut dire que la sécurité nationale (dans le texte de la loi, « un impératif prépondérant d’intérêt public » peut justifier la levée du secret des sources, ndlr) est un concept très ouvert qui fait planer le doute et laisse la possibilité aux magistrats de l’interpréter. C’est pour cela que nous réclamons une législation plus restrictive et plus précise.

Cette question de la législation cristallise une autre problématique : celle du respect de la fonction sociale du journaliste, une fonction qui a tendance à être malmenée en France. A l’inverse, dans certains pays européens, le secret des sources est sacré. On n’y touche pas. C’est une règle de base vitale pour la liberté de la presse, qui est elle-même vitale pour garantir la démocratie.

Est-ce notamment le cas des trois pays en tête de votre classement : la Finlande, les Pays-Bas et la Norvège ?

Oui. D’ailleurs, ce qui est intéressant, c’est que cette position prouve que la concentration économique n’est pas forcément quelque chose de mauvais. En Finlande, trois grands groupes de médias se partagent la majorité des titres de presse. On pourrait penser qu’un éclatement de la propriété serait une meilleure option, mais le pluralisme y est excellent. Et ce, grâce au respect strict de l’indépendance des rédactions. On pourrait avoir la même chose avec les textes de loi. Même avec une législation qui ne serait pas exemplaire, les principes d’indépendance de la presse pourraient être respectés et ça pourrait fonctionner. Mais en France, nous n’avons ni la qualité des textes, ni les bonnes pratiques.

Les choses se sont-elles aggravées, améliorées avec le temps ?

A l’occasion de la sortie de notre classement, Arte a publié une dataviz intéressante qui compare la liberté de la presse en France et en Allemagne au fil des gouvernements (la France est au plus bas dans le classement de RSF en 2010 sous la présidence de Nicolas Sarkozy, ndlr). La loi sur le secret des sources a été introduite en 2010, c’est la seule avancée que le gouvernement de Sarkozy avait à produire, et elle n’est pas à la hauteur.

Certes sur le papier, il y a en France une indépendance de la presse vis-à-vis du pouvoir politique. Et sous Sarkozy, on n’a pas réécrit les textes. Mais dans les faits, le président a introduit une réforme via laquelle il nominait les présidents des sociétés de l’audiovisuel public (Une réforme annulée en 2013 sous François Hollande, ndlr).

Et surtout, Sarkozy a eu un rôle dans la libération de la parole vis-à-vis des journalistes. Alors qu’il était candidat en 2007 – et encore plus en 2012 –, on a assisté à un basculement, à un déluge de ressentiment contre la profession. Dans certains meetings de sa campagne de 2012, on a agressé des journalistes, on leur a craché dessus, ce fut le cas au Trocadéro (Une journaliste de Mediapart a déposé plainte pour avoir été agressée par des militants UMP lors du meeting du 1er mai, ndlr). A Toulon, Ruth Elkrief (de BFM TV, ndlr), prise à parti, a été obligée d’interrompre le direct (le 3 mai, ndlr). Nicolas Sarkozy lui-même, alors qu’il était candidat, a pris part à ces discours. Il a en quelque sorte libéré la haine vis-à-vis des médias. Une animosité que l’on a retrouvée lors de la Manif pour tous ou la manifestation du collectif Jour de colère en janvier 2014.

Vous évoquiez la position de la Finlande dans votre classement malgré un paysage médiatique très concentré. Pour quelles raisons, dans ce pays comme en Suède ou aux Pays-Bas, la liberté de la presse est-elle très respectée ?

C’est l’articulation entre la position sociale du journaliste et le reste de la société. Dans ces pays, le journaliste a un rôle à jouer et il est respecté pour ça. L’usage démocratique fait que même le rédacteur en chef a du mal à imposer sa volonté à un journaliste. Il existe certains mécanismes qui protègent les rédacteurs : des associations de journalistes plus fortes qu’en France, des conseils de presse qui leur donnent la possibilité de s’exprimer sans aucun contrôle.

Par ailleurs, il ne faut pas oublier que, dans ces pays-là, le fonctionnement démocratique est excellent. Il n’y a pas non plus 15 000 affaires à sortir par an. Et quand il y en a, les journalistes sont dans des conditions optimales pour les sortir.

A quoi servent ces conseils de presse que vous évoquez ?

A autoréguler les médias. Le débat pour l’instauration d’une instance similaire existe en France. L’Association de préfiguration d’un conseil de presse en France (APCP) fait un travail de lobbying en ce sens. Ce conseil pourrait permettre de régler des problèmes de déontologie. Au Canada où le système existe, ce conseil est encadré par un président entouré d’un collège tripartite formé de patrons de presse, de journalistes et de la société civile. Il est saisi de cas de violations de la charte éthique des journalistes et garantit le maintien d’un écosystème vertueux.

L’attaque de Charlie Hebdo risque-t-elle d’influer sur la liberté de la presse en France ?

Ce qui est sûr, c’est qu’il y aura un avant et un après Charlie Hebdo. Le dernier assassinat de journaliste sur le sol français remontait jusqu’ici à 1985. Il s’agissait de Francisco Javier Galdeano, un journaliste d’Egin (un quotidien basque abertzale, nationaliste de gauche, ndlr), abattu à Saint-Jean-de-Luz (Pyrénées-Atlantiques) au Pays Basque par un groupuscule d’extrême droite (les GAL, Groupes antiterroristes de libération, ndlr). Avant lui, c’était un correspondant de Newsweek qui avait respiré des gaz toxiques en Algérie en 1961. Si on remonte encore le temps, on arrive à la période de la guerre. Notre inquiétude aujourd’hui, c’est que dans la précipitation, l’émotion – qui sont rarement de bons conseils – une législation qui mette en danger les libertés individuelles soit adoptée. Nous, c’est la liberté de l’information que l’on défend. Mais les dispositifs antiterroristes s’accompagnent souvent d’une surveillance accrue et fournissent souvent un prétexte à la surveillance des journalistes. Nous allons rester vigilants et nous prendrons position, le cas échéant.


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